L'auteur : François de Les Bauges
La course : Ultra Trail du Mont Blanc
Date : 25/8/2006
Lieu : Chamonix Mont Blanc (Haute-Savoie)
Affichage : 5985 vues
Distance : 158.1km
Matos : Une tête (mais pas toujours), un coeur qui ne s'arrête pas de battre (enfin pour l'instant!)
Objectif : Terminer
Partager : Tweet
273 autres récits :
TOUR DE MAGIE AUTOUR DU MONT BLANC,
ou témoignage philosophico-réaliste d’une rêve-errance…
"Le seul véritable voyage, ce ne serait pas d'aller vers de nouveaux mondes, mais d'avoir d'autres yeux."
Avertissement au lecteur : Toutes les informations contenues dans ce document sont strictement et rigoureusement inexactes. Toute information se révélant authentique serait purement fortuite. Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé est absolument faite exprès.
J’ai cru comprendre qu’il existait une belle tradition. Celle d’écrire un compte rendu de l’UTMB. Partage avec les autres ? Contribution à l’élargissement de l’intelligence collective ? Effet cathartique à visée thérapeutique ? Élémentaire récit d’un moment pas ordinaire ? Simple prolongation d’un instant de pur bonheur? Un peu de tout ça mélangé ? Peu importe. J’ai lu avec beaucoup d’attention la plupart de ceux qui sont accessibles sur les forums. J’y ai trouvé tellement d’authenticité et de frissons post course que cela m’a, à mon tour, donné envie de partager ce que j’avais vécu. Ce qui est palpable pour l’un, ne l’est pas forcément pour les autres. Aussi, je vous présente mes excuses par avance, pour ces quelques jeux de mots laids. Cette mosaïque de mots à hic. Un peu comme la course. En tout cas celle que j’ai vécu !
Comment parler d’une aventure aussi intime ? Je vous l’avoue c’est inavouable. Mais ce fût pour moi une expérience tellement profonde que je vais vous l’inavouer. L’UTMB c’est un mythe. J’aime les mythes. Sauf l’hiver dernier, elles se sont entêtées sur un de mes pull-overs. Mais sinon, j’aime ces légendes aux allégories bienheureuses et secrètes. Mon secret à moi, c’est de le chercher inlassablement. Il s’agit donc, si j’ai bien compris l’affaire, d’aller voir ce qu’il se passe au bout de soi même. Voire d’un autre soi même. Et plus si affinités. Me dépasser ? Pourquoi pas. Dans ce cas-là, j’espère que j’aurais assez de force pour m’adresser un amical salut.
Je n’ai jamais couru un seul ultra (enfin pas officiel) de ma vie, pas même un semi marathon (mais est-ce utile ?). Je ne fais que des tonnes de sorties OUF (je sais jamais si on dit OUF ou OFF). Alors c’est décidé l’UTMB sera mon premier. Depuis toujours la montagne est dans mon cœur. A moins que cela ne soit le contraire. La phrase de Peter BLAKE « Si tu donnes le meilleur de toi-même, tu pourras gagner sans être forcément le premier » reflète bien mon état d’esprit. Mon objectif, terminer dans les temps bien sûr, mais surtout vivre une expérience spirituelle. Bon d’accord, disons une aventure intérieure. Ben oui chuis comme ça, des fois j’ai des bonheurs simples et primesautiers.
Nous y voilà, sur cette ligne de décollage. On est 2 500 selon la police. Autant selon les organisateurs. Pour une fois, ils sont d’accord. On dirait une salle des pas trouvés. En plein air. Au grand jour. Au vu et au su de tout le monde. C’est incroyable. Moi qui n’apprécie pas l’affluence, ça fout les poils. J’en aurais volontiers la chair de poule, mais avec la grippe aviaire je risque le confinement. Franchement, ce n’est pas le moment. C’est interminable. Je suis fin pas prêt. Mais j’ai hâte de traverser cette ligne de départ. Celle d’arrivée, ça fait des mois que je la franchis chaque jour… Nous partons juste au moment où Christophe Collomb pose le pied en Amérique, superbe coïncidence ! C’est parti pour ce fabuleux corps à cœur avec la grande Montagne. Un vent de Miss Terre. La liberté me traverse tout à coup. Dans ce flot de flou, cette foule auto-mobile, c’est l’attraction avant. Attention, un arrière train peut en cacher un autre. Juste faire gaffe de poser les petons au bon endroit. Jusqu’aux Houches, on met les pieds dans le plat. Ou presque. Partir c’est courir un peu. Alors je me suis promis de démarrer en douceur. Ça tombe bien de toute façon je ne sais pas faire autrement. D’ailleurs même après le démarrage, je ne sais pas aller vite… Y’en a qui disent qu’ils sont des brouettes, moi je suis la cinquième roue de la brouette. Et en plus, mes chaussures courent comme des pieds. Sauf peut être en descente. C’est un truc que j’aime bien la descente. Mon seul atout après le mental. M’enfin bon, j’y applique la loi de la relativité : Tout est relatif. Relativement.
Dans la montée à Voze, la lumière indécise me tire par le bout du cœur. On dirait un coucher de soleil sur l’océan. J’aime bien la montagne fugitive. J’aime son effet mer. Mes yeux n’ont jamais entendus aussi loin. Je ne vois plus que le ciel qui rougeoie, le soleil qui flamboie. Et des coureurs en Quechua. La nuit nous tourne autour jusqu’au col. Youpi, un premier bout de descente. J’avale gloutonnement. J’adore. Quelques kilomètres plus loin, j’entends la clameur qui annonce le prochain ravitaillement. Mince j’me suis trompé c’est l’Alpe d’Huez, j’croyais qu’on était aux Conta ! Ca rassure, les dingues ne sont pas tous en train de courir. Quand même, quel courage ils ont. Rester là des heures. A inventorier quelques fuyants intrépides qui se dissipent entre le temps et l’espace. Tous en équilibre sur la terre. Espoir des espérants.
On m’avait dit que les hallu ç’était seulement la 2ème nuit. Mais là, j’affirme avoir vu le monstre du Loch Ness. Genre serpent qui serpente sur le chemin qui chemine. Plein phare l’asticot. Du coup la montée monte moins. En pleine nuit, on entre dans la lumière. En plus, je vois bien que ce soir la nuit ne dort que d’un œil. Je continue plutôt facilement ce Bonhomme de chemin. Youpi, un deuxième bout de descente. Je fais feu de tout moi. Je n’ai plus rien à faire. Plus rien d’autre que courir. Courir aux éclats. Voilà déjà Les Chappieux. Cette descente, je l’adore. J’ai mis 45’ depuis la croix. Pas pour doubler, mais simplement dans le plaisir de la descente. Je ne le sais pas encore à ce moment là, mais la facture sera élevée. Elevée pour une descente ? Décidément les subtilités de cette course m’échappent. Je ne crois pas qu’il y ait un lien, mais ma frontale fonctionne à merveille et du coup j’ai une petite ampoule que je fais soigner illico au ravitaillement.
Dans le milieu du trail vous appelez ça un coup de latte. Mais moi je sais bien ce que j’ai reçu dans le col de la Seigne. C’est un coup de batte. Je ne comprends pas qu’on laisse les gosses du coin jouer au baseball à cet endroit. En pleine nuit ! D’un seul coup comme ça. Sans crier gare à toi. Et moi, pas deux sous d’expérience, au lieu de m’arrêter et de me retaper, je continue à divaguer. Je suis un con qui est errant. Des jambes, mais plus de jus. L’estomac a enclenché la touche Eject. De ce moment-là jusqu’à la fin je ne tournerais plus qu’aux gels, eau caloreenée et coca aux ravitos. Mon estomac me joue des tours. Il n’a pas digéré que je m’occupe plus de mes jambes que d’habitude. Ce n’est pas un pied en France, un autre en Italie, c’est un pied dans le vide, et l’autre dans le néant. Finalement, c’est mieux comme ça, j’en suis à bientôt dix heures de course et je ne rêverais plus stupidement à un temps, mais juste à finir. Je reprends mon objectif de départ : Finir. Un seul objectif, mais plein de subjectifs. Dans ces moments-là, comment se lever au-dedans de soi-même ? Je cherche. Je suis le chercheur et le cherché. Debout au milieu du gué, mon corps s’envie. Décidemment, on n’est jamais mieux desservi que par soi-même. De tous mes pieds, de toutes mes mains, de toute mon âme, je sais bien qu’il me faut repartir. Je sais bien que le froid peut précipiter les affaires. Dans la lenteur de la nuit aux ailes blanches, j’avance d’une enjambée mal assurée, comme un arbre chancelant. Jusqu’au col, la diagonale du flou s’entrebâille au devant de mes pas. Le temps se passe de moi. Au début, je courais comme un dératé. Et là, dans la descente, je cours comme un gars qu’a des ratés. Mon trait de déplacement devient pointillé. Je dépose une plainte, mais c’est moi qui suis en procès. Pour cette fois ce sera un non lieu : J’arrive à Elisabetta.
A part remplir ma poche à eau, je ne vois pas quoi faire d’autre à ce ravitaillement. Rien ne passe. Rien ne se passe. Je commence seulement à mesurer la démesure. Le jour a beau se lever, j’ai le cœur à l’enfer. C’est avis déchéance. Je vais encore extravaguer quelque temps. Mes chaussures sont fatiguées, et je cours comme un pied. Alors qu’il m’en faudrait au moins deux. Je ne vois pas passer Combal, ni l’arête du Mont Favre parce que je suis comme le jour qui chercherait la lumière à tâtons. Ce que je vous dis là ne sont que souvenirs apocryphes. Troublant trou noir. Je m’entretue pour continuer. Arrivé à Maison vieille, je viens encore de gagner une part de marché. Pour être franc j’aurais préféré une part de couru, mais bon. Et du coup moi qui aime les descentes, je tire le frein à main. On ne se méfie jamais assez de soi-même. Je cours, mais j’espère que ce n’est pas à ma perte. Je reconnais, j’en ai fais des conneries. Mais des comme ça… Je n’attends plus qu’une chose, c’est Courmayeur (Cours meilleur ?).
Sans aucun doute, le plus bel endroit sur cette terre c’est quand on retrouve ceux qu’on aime. Ils sont là. Ils m’attendent, ils courent avec moi jusqu’au ravitaillement. C’est merveilleux. Rien que pour ça je ne regrette pas d’avoir fait le détour. Je crois que cette course, permet de rendre à nouveau les valeurs essentielles, essentielles. En regardant ma montre, je me rends compte que je n’ai que 20 minutes de retard sur mon plan de course. Mais, j’avais prévu de rester 1 heure, j’y resterais une heure et demie. Je l’attendais tellement ce plat de pâtes. Mais non, pas possible. Mon estomac ne veut pas. Mon corps tout entier ne veut pas. Dans l’espace éclaté de mes pensées confuses, je me retrouve assis en face de moi. J’arrive à peine à m’allonger pour me reposer. Mon corps exprime quelque chose que je ne connais pas. Je suis loque à terre. Je sais bien que je suis seulement de passage. Mais là c’est un passage immobile. Immobile après une nuit si mouvementée. Immobile émouvant. Tout à coup, je prends conscience que mon adversaire change de visage. Suis-je mon meilleur ennemi ? Il est là maintenant. Tellement collé à moi, si près que j’entends son souffle, si proche qu’il y a confusion. Ca veut dire qu’il va falloir que je fasse le chemin pour deux. Pour moi, et pour cet imperceptible contradicteur qui voyage sans billet.
Au revoir mon amoureuse, je pars dans le vent. Enfin plus exactement dans le soleil. Je te reverrais en Suisse. J’ai mal, mais je n’ai pas de doutes. Où plutôt je suis sûr de mes doutes. Je finirais. Non mais. Bizarre de dire cela comme ça alors que je n’ai pas encore fait la moitié de la course. Je reste sur une stratégie de sagesse. Je monte, lentement, régulièrement, pas d’arrêt avant d’être à Bertone. Je ne me retourne pas. Le physique n’est plus de la partie, mais je joue quand même. Je n’ai plus d’ombre. Ma stratégie quand j’ai mal, c’est de sourire. Courir, sourire. C’est presque pareil. Il n’y a entre les deux que l’épaisseur de la raison. Et la mienne, à ce moment-là est aussi consistante qu’un sandwich d’autoroute. La vue sur la vallée est superbe. A part quelques papiers par terre. Je sais, c’est inévitable. La plupart du temps, je trouve les coureurs conscients et respectueux. Il faut continuer d’informer. Il y en a encore qui n’ont pas compris. Eduquons, éduquons !
Je me reprends même à courir jusqu’au Bonatti. J’essaie de faire ami-chemin… Courir, marcher, presque pareil vous dis-je. Assurément, cette aventure est comme un immense puzzle. Mais je ne sais pas toujours dans quelle pièce je suis. Là quand même, je me suis retrouvé éperdu. J’aime ce monde dans lequel rien n’est ce qu’on croit. Dans lequel la vérité est toujours à côté de l’endroit où on la voit. Fuyante comme le vent. Le temps de prendre conscience qu’elle est là, elle est déjà ailleurs avec un autre masque. A Arnuva, Jean Pierre s’enquière de ma santé. En qualité de médecin du ravito, il côtoie cette souffrance. Je vais bien. Doucement, mais bien. Cette pause m’apaise avant d’affronter le maître.
Dans la montée vers le Grand col Ferret, je sens que des muscles aux jambes, j’en ai presque trop. Je pourrais en donner. Mais du jus… Alors je garde mon tempo d’assiduité. Je ne m’arrête pas. Centré sur ma respiration. Je pratique la marche afghane. Je laisse mon corps penser. Je panse donc je suis mon chemin. Cela suffit à mon bonheur. Je serre les fesses, je serre les dents, je serre les poings. A quoi je sers ? J’ai beau l’écarter, cette satanée question métaphysique revient sans cesse. Je passe mon énergie à courir autour d’une montagne, à rivaliser avec de lourdes et intrépides aiguilles à l’inconséquente vacuité, quand les trois quart de l’humanité lutte pour se nourrir, avoir le droit de s’exprimer ou de vivre en paix. Peut être que je ne sers à rien. Et pour la première fois de ma vie, cette pensée me ravit. Aujourd’hui est à toi, profites-en. Depuis un moment elle ne tient plus en place, la pluie se décide enfin à pleuvoir. Au col, la tente jaune vif est comme un feu noyé en pleine montagne. Je discute une minute avec Olivier qui prend soin des corps et des têtes meurtris. L’année dernière il courrait, cette année bénévole. Je ferais bien ça, si je survis…
La Peule, pour ceux qui ne connaissent pas est un superbe alpage, habité d’une simple et belle bâtisse. Une île en plein brouillard. Il y a de la lumière. J’entre. Les échanges avec les autres coureurs sont conviviaux, bienveillants, chaleureux. Justes. Comme à chaque fois. Mais là, je le dis franchement, sans coup fait rire, ces suisses ne sont pas impartiaux. N’ayons pas peur des maux, tout en espérant éviter l’incident de diplomatie, je remets en cause la légendaire neutralité helvétique. Accueillir les gens dans cette ambiance, avec un sourire aussi large, et servir le ravitaillement au coin du feu, est-ce réellement les encourager à continuer ? Ont-ils des consignes des organisateurs pour agir de la sorte ? UTMBistes, à La Peule méfiez-vous du champ des sirènes. Tout ce que vous aurez gagné, amis helvètes, c’est que je reviendrais un jour. Je reviendrais.
A La Fouly, j’entends des bénévoles qui disent que la course sera peut-être neutralisée à Champex. A cause de la météo qui a transformé Bovine en terrain de curling avec des peaux de banane. Mais en pente. Cette nouvelle me fait frémir. Je n’ai peut être plus de forces, mais ma tête fonctionne encore un peu. Même si j’en comprends l’impératif de sécurité, arriver jusqu’ici pour être arrêté, me semble inconcevable. Mon cœur frissonne. J’attrape mon sac et sors. Dehors il pleut. C’est la nuit. De toutes parts les chemins surgissent, mais le mien est en pleine lumière. J’ai de la fuite dans les idées.
Durant la descente vers Praz de Fort, je me dis que décidément cette expérience est unique. Elle raconte le renoncement. Le vide superbe. J’aurais eu beau prévoir, y compris l’imprévisible, cette course rend corporellement et émotionnellement intelligible ce que la pensée construit. Je pourrais le résumer par : Ferme tes livres, ouvre tes yeux, ferme tes yeux, ouvre ton cœur. Mes pieds ont beau laisser des traces buissonnières, ma tête est pleine de solitudes habitées. Je suis comme porté par des sherpas inconnus (chers pas ?).Ils sont si beaux que je n’ose pas les tutoyer.
Lors de la montée vers Champex, dans mon absconse rêverie, je comprends ce que je sais déjà. A force de ne pas m’alimenter, je n’ai plus d’énergie. Mais pourtant, la vague de mes pas revient sans cesse sur le sable du chemin. Je suis heureux d’y avancer quand même. Même lentement. Même très lentement. Je suis un pèlerin de l’incertitude. La liberté n’est qu’apparence.
Sans expérience, comment aurais-je pu savoir que Champex était la dernière station service avant le désert ? Je l’ai dit auparavant, je maintiens, ces Suisses, ils savent accueillir, les bougres. C’est bien connu, Ricet Barrier l’a déjà évoqué : « Prenez l’exemple sur la Suisse, où l’on entend jamais un homme à la mer ». Houlà, il est déjà minuit quand j’arrive, j’espère que je ne vais pas redevenir citrouille. Le temps n’attend personne. Ce qui m’attend, ça s’appelle Bovine. Et ce qui m’attend ça s’appelle surtout l’érosion de soi. La subtile alchimie fatigue-sommeil-nuit-météo-incapacité à se nourrir, voilà une vraie mine antipersonnelle. Je pars sous la pluie. Les prévisions étaient justes. L’homme a la météo mais il n’a plus le temps.
J’aurais dû m’en douter en entendant un autre coureur me demander si le col du Bonhomme était encore loin… Il prend ses délires pour la réalité. Bovine est habité par les esprits, c’est sûr. Je lui réponds, et lui demande si tout va bien. Il entend des voix comme Jeanne d’Arc (la première femme au foyer ?). Comme à mon habitude, je monte avec la lente régularité (ou la régulière lenteur) qui me permet de croire que tout va bien. Mais là, les effets du cocktail deviennent trop enivrants pour moi. Je suis comme en exil. Je tombe en l’air. Dans les nervures sécables du chemin, je ne sais plus si je viens d’arriver ou si je suis sur le départ. L’œil de cette nuit sans paupière, m’épie comme une voix silencieuse. Quel est donc ce pays comme épargné de l’histoire ? Chaque pas me coûte plus que tout. Dans un coin de mon cœur en friche, c’est la jachère. Je sais bien que mes jambes n’avancent plus, c’est ma tête qui monte. Le caractère particulier de cette course, c’est qu’il n’y a pas d’échappatoire. Aucune fuite possible. T’es là, avec toi-même et tu ne peux pas te manquer. Tu ne peux pas t’évader. Assigné à résidence. Assigné à l’évidence. Proche de toi comme tu ne l’a peut être jamais été. Proche, si proche que tu vas aller fouiller des recoins que tu ne soupçonnais même pas. Mon corps est sans pourquoi.
Perdu à perdre haleine. Dans les heures vides de la nuit immobile, où vais-je encore aller me dénicher moi-même ? Je suis anachronique. Je frôle des ombres à chaque pas de mon pied. Je ne sais pas pourquoi, mais je pense à la vie. Je pense à la mort. Un coup de vrai, un coup de faux. Avec elle on ne sait jamais à l’avance… Le brouillard me fait débarquer dans un ravitaillement surréaliste. C’est une rêve party ! J’aime respirer l’herbe fraîche quand elle a l’odeur de la lune. Je le sais maintenant, il faut toujours éteindre pour mieux voir. C’était écrit. Simplement je ne savais pas que ce serait à Bovine. Un peu de fierté et beaucoup d’humidité.
J’effectue la descente vers Trient avec un petit groupe. Ca titube, ça chavire, ça chancelle, ça vacille comme la flamme d’une bougie. Mes jambes sont encore là. Elles se laissent aller. Même pas mal. Je suis incorrigible. J’aime la descente. Je souffre, je râle, je rote, je flatule. Je suis un bruit qui court. Cette nuit, la lune a fait le tour du Mont Blanc plus vite que moi. Dans ce lit sans sommeil, dans cette aube trouée de solitude, je sais que chacun de mes pas estompe l’aiguille. Comme une pierre dans un sablier empêcherait le temps de passer. Même si tu le crois, tu n’es jamais complètement abandonné.
Dans ma tête, il ne reste plus qu’à aller à Vallorcine. Incidemment, j’ai dans l’idée que là-bas c’est fini. Alors à Trient, je prends le temps de me faire bichonner. Pas de gros bobos, mais de la prévention. Avec toute leur gentillesse habituelle, les podos et kinés prennent mes pieds en main. Puis repartir. Encore et encore. Tout à coup, le courage m’emmerde profondément. En pleine montée, tout est si beau que je m’accorde un peu de temps. Mon corps est montagne. Ma tête est plaine. Pleine de vide. Les grands arbres sont plantés comme des crayons de couleur qui dessinent le paysage. La nature s’appartient.
Aux Tseppes, j’estime mon avance suffisante sur la barrière horaire. Mon seul adversaire c’était le chrono. Et moi j’suis con en plus j’l’ai porté ! Je sens une espèce d’euphorie qui me gagne. A l’intérieur, ça se met à battre, pas plus vite, mais plus fort. Mon Polar me connaît par cœur. Dans la descente vers Vallorcine, il y a des passages pour Brian Joubert. Une seconde d’inattention, et hop, je fais un double axel. Tiens je ne l’avais jamais réussi çui là, même à l’entraînement. Je fais un bain de boue, mais assis. Pas efficace pour avancer, mais en artistique j’ai du prendre une bonne note ! La partie du chemin plus large est l’occasion d’échanger avec les autres. Quel esprit dans cette course. L’ami Coluche aurait dit pour rire, ils sont une équipe et y’à qu’un seul esprit. Ben ouais, et pour une fois ça fait pas rire. Des relations humaines qui font plaisir à voir, et à entendre. A vivre. Vraiment je crois que l’humanité a encore de beaux jours devant elle. Assurément ces belles valeurs font partie de son patrimoine. Ca met debout. Pour toujours. Dans le temps qui nous manque parfois jusqu’à la douleur, il y a encore des gens superbes.
J’arrive à Vallorcine avant ma petite famille, et les copains qui font halte à chaque ravito depuis La Fouly. Ben ce n’est pas la peine d’être en voiture… Il est 10 h 15. Je n’ai rien envie d’autre que rallier Chamonix paisiblement. Pourtant je ressens que j’ai encore un peu d’énergie et de bonnes jambes. Avec mes pieds, ça fait un moment qu’on s’observe. Par respect mutuel, on va encore aller ensemble jusqu’à l’arrivée. On s’aime. On sème des pas. Pour moi 42 h ou 45 h, c’est exactement la même chose. Mais là, j’ai juste envie de lanterner. Sentir encore cette lumière asymétrique me traverser. Elle entre d’abord par le cœur. Le juste désir de frôler encore ce périssable attachement, une part de cette fragile béatitude. Je me retrouve propulsé dans la nudité du monde. Je m’y lance à corps gagné. Je plane dans le vide du temps qui se construit en ligne droite. Le chemin est léger comme une intuition qui va bientôt disparaître. Cette dernière partie, j’ai envie de l’accueillir comme une page blanche. Je comprends tout à coup que je n’en comprends pas grand-chose. J’ai souvent entendu dire que ça rendait plus con de courir, je suis trop néophyte pour répondre à cette question. En tous cas, ça rend plus soi-même. Ca c’est sûr.
Au fur et à mesure que j’approche de Chamonix, mes pensées prennent la couleur du ciel. J’y aperçois mon âme en transparence. Etendu dans le vent de cette course giratoire, je braconne cette paisible félicité. Joies plurielles pour une aventure singulière. Je me dis que quand une partie de soi souffre, une autre invente dans l’ombre. Notre fragilité nous ouvre parfois, à notre insu, vers d’augustes soleils. Peut-on entrer dans cet enchantement autrement que les yeux fermés ? Dans cette traversée du désir, la souffrance est notre bien le plus précieux. Le nom du fantastique s’y inscrit en relief. C’est peut-être vrai que dans cette co-errance, nous sommes tous ego. Mais la pensée des autres ne m’a jamais autant porté. Et la richesse du dépouillement donne de l’amour à perte d’haleine. Il y a un proverbe chinois qui dit que la bougie de l’expérience n’éclaire que celui qui la porte. Sur ce coup-là, je suis brûlé au troisième degré !
Dans cet interminable parcours final, il y a du monde au balcon. Le vent s’est envolé, et le soleil commence à en connaître un rayon. Petit à petit le chemin m’efface et accouche de moi. J’ai l’étrange sensation que je suis en absolue communion avec les autres. Tous les autres. Tous les autres qui peuplent cette planète. Mes pensées se déversent dans l’humanité. La forme de relation la plus aboutie avec mes semblables. Bêtes, cailloux, orages, plantes et hommes, mes pareils. Je tombe en moi-même jusqu’à mes origines. Dans ce surbooking émotionnel, je me demande si parfois l’Homme n’est pas une souveraine oeuvre d’art qui s’ignore ?
Les nuages sont devenus des danseurs de cristal. Fragiles et gracieux comme des amis fidèles. J’arrive dans les rues de Chamonix. Tout ce monde. Pourquoi font-ils cela ? C’était écrit sur le site, mais pendant longtemps j’ai cru que cette question s’adressait aux coureurs. Alors qu’ils pourraient être tranquillement chez eux à regarder l’arrivée à la radio. C’est bizarre, avec 85 bornes de plus dans les jambes, je suis beaucoup plus en forme qu’à Courmayeur ! Cette fois, j’en ai la chair de foule. Avant la dernière ligne droite, Malo me retrouve et me dit : « Je veux bien courir avec toi papa, mais on y va à fond ». Petit salopiot va, faites des gosses… Et encore tout ce monde. En plus, ils restent. Je me surprends à vouloir être seul. Je me surprends à souhaiter le silence. Qu’ils ne soient pas là, ces voyeurs de l’émotion intime. Mais je comprends vite qu’ils ne viennent rien voler. Juste croquer eux aussi leur part de cette tranche de vie dégoulinante de beauté. Ce trait blanc, j’ai tellement désiré qu’il soit bientôt là, que du coup, j’aurais presque envie de continuer à courir. Presque envie de faire une grève de la fin. Mais il y a des barrières pas horaires, et c’est sûr on ne me laissera jamais poursuivre. Finalement, je décide d’abandonner après avoir passé la ligne d’arrivée. Je suis un abandonneur qui vient de finir. C’est ahurissant, il ne pleut plus et pourtant j’ai de l’eau plein les yeux. Je serre Malo dans mes bras. Je pense à Philomène qui n’est pas là. J’embrasse Mary comme j’embrasserais la lumière. J’entre par effraction dans ma vie. J’étais moins jeune avant.
Voilà, c’est fini. Je vais rentrer chez moi. Retrouver mes sentiers, mes montagnes qui d’ailleurs ne sont pas à moi. Là-bas, le sol avance sous mes pas. J’y connais chaque pierre par son prénom.
Aujourd’hui, je suis bien obligé de le confesser, je me suis inscrit sur un coup de tête (comme Zizou ?). Bon quand même, j’avais déjà fait des trucs déraisonnables avant : Une fois j’étais resté à regarder TF1 pendant une heure sans m’arrêter. Et j’ai remis ça le lendemain en allant manger un En Beurre Guerre chez Couic. M’enfin, c’est quand même incroyable, personne ne m’avait dit avant que ç’était impossible. Du coup, j’me suis senti obligé. Je réfute catégoriquement le mot de héros, d’exploit. Et tous les termes assimilés. Ils ne révèlent que le visible. Certes un voyage enchanteur, une échappée au temps présent, une réelle expérience lumineuse. Mais dilapide l’essentiel (est-ce en ciel ?). Une escale intérieure qui a fait de moi l’allochtone que j’étais déjà. Comme dans du Nietzsche, devenir ce qu’on est. Miracle dévêtu.
Il s’agit maintenant pour moi, de rendre un vibrant hommage à tous ceux qui permettent cette plaisanterie de bon goût. Un grandiose merci aux bénévoles. Non pas merci. Je cherche le mot, mais en vain. Il ne se décrit pas c’est un état, une conscience. Pour ces objecteurs de confiance. A l’école de cette vie-là, leur devoir se conjugue au plus-que-parfait. J’ai bien entendu ça et là des reproches. Et c’est évident qu’il y a des dispositions à améliorer. Malgré tout, j’ai beau cherché, je ne trouve pas de réquisitoire. Je cherche le chef d’inculpation : Peut être association de bienfaiteurs !
A tous mes proches qui m’ont tellement soutenu, ils comprendront dans ce récit, la profondeur du partage que je fais avec eux de cette expérience. A tous ceux qui se demandent si l’Homme est encore de saison, en croisant les bénévoles, coureurs, spectateurs à la fin de la course, je voudrais dire combien j’ai vu que l’asile de leurs yeux avait des portes sans nuages. Leurs regards agrandissent le monde.
François, Matricule 1930,
Libéré dimanche 27 août 2006 à 14 h33…
Accueil - Haut de page - Aide
- Contact
- Mentions légales
- Version mobile
- 0.1 sec
Kikouroù est un site de course à pied, trail, marathon. Vous trouvez des récits, résultats, photos, vidéos de course, un calendrier, un forum... Bonne visite !
18 commentaires
Commentaire de oufti posté le 10-10-2006 à 14:12:00
C'est la première fois que je lis un récit écrit avec une telle plume!
Bravi pour ta course!
Commentaire de Gadou 42 posté le 10-10-2006 à 16:26:00
j'espere que tu vas faire plein de courses pour que nous puissions partager tes ècrits
au dela de ça, bravo !! pour le CR et pour ta réussite ! !
Commentaire de Mustang posté le 10-10-2006 à 21:50:00
Merci pour ton compte-rendu particulièrement allumé ! J'ai hautement apprécié!
Commentaire de béné38 posté le 10-10-2006 à 22:38:00
Quel quête de soi !! Quel voyage tu nous a fait partager là.
Merci pour ce superbe récit.
Béné38
Commentaire de manu26 posté le 10-10-2006 à 23:01:00
"Faire ami chemin" oui c'est ça, comme Sysiphe avec sa pierre.
"La vérité, le temps de comprendre qu'elle est là, et elle est déjà ailleurs"
"Je laisse mon corps penser"
"Je tombe en l'air"
Comme tout cela est bien dit. Non, bien senti.
Quand le corps s'échappe de l'esprit, putain que c'est bon.
Un magnifique récit, où le mot cherche à capter le sensitif, en renonçant à le comprendre. Juste un faire part. Et on y est.
Bravo. Super.
A la Peulaz, on peut aller y faire un pélerinage; J'y repense souvent. Mais n'y serions-nous pas déçus ? Un peu comme on retrouve la maison des vacances d'il y a trente ans: "ah bon c'était là ?.."
Commentaire de Cyrille posté le 11-10-2006 à 09:17:00
Merci François.
Commentaire de josecoureur posté le 11-10-2006 à 16:54:00
Bravo,
extra terrestre à mes yeux comme tous les arrivants
Commentaire de UPDA posté le 11-10-2006 à 17:41:00
merci pour ton CR François, vraiment très sympa à lire !! Laurent d'en face de Les Bauges
Commentaire de aie mac posté le 12-10-2006 à 21:43:00
tour de magie, magie... c'est du potache?
laisser les pas rasl'bol, en capter l'aime-motion
passer des maux aux mots, montrer l'émail dedans,
finir le tour debout, le coucher sur papier,
le donner à plaisir quand on a pris le sien;
rien ne CR de courir, il faut y metre un point
qu'il y fusse donneur ou là, d'exclamation.
bravo
marc
Commentaire de Philippe 28 posté le 12-10-2006 à 22:21:00
Merci pour ce récit, Fanfoué.
Commentaire de rapace74 posté le 13-10-2006 à 09:28:00
en lisant ce CR on est vraiment obligés et motivés pour s'inscrire l'année prochaine....
bravo pour ta course , ton recit
manu
Commentaire de tritrid posté le 13-10-2006 à 14:25:00
on est arrivés à qq minutes d'intervalle ! Si j'avais su qu'un philosophe courait à mes côtés... Bravo pour ta course et ton CR ("conte" rendu), un autre, un autre !
Commentaire de Olivier91 posté le 13-10-2006 à 19:00:00
Merci d'avoir mis des mots sur ce que j'ai ressenti. Profond, amusant et émouvant ton récit m'a rappelé pourquoi j'avais fait cette course.
Commentaire de lulu posté le 16-10-2006 à 22:46:00
1 mot : dantesque.
Encore bravo, ton récit m'a laissé sur le cul....... Mais ça va, j'me suis relevé depuis !!!
Commentaire de JLW posté le 07-11-2007 à 00:02:00
Quel récit !
Merci à Benoit_11 de nous avoir fait part ce ton cr, même un an après, cela n'a pas pris une ride ...
J'en reste scotché à mon fauteuil.
Commentaire de Arclusaz posté le 28-01-2011 à 23:03:00
Les mots s'envolent, les écrit restent.
Fantastique récit.
Je le découvre 4 ans après : l'émotion est toujours là.
Mais qu'est devenu François ?
Les Baujus, hein, quand même !
Commentaire de paulotrail posté le 14-11-2012 à 15:24:42
Plus de 6 ans. Décidemment, je serais jamais dans les premiers....
Quel récit, je crois que je vais avoir du mal à m'en remettre.
Si tu arrivais à courir aussi vite que tu écris bien: KJ aurait de sacré soucis ...
Et moi, je n'ai même pas l'écriture....
Commentaire de Cheville de Miel posté le 03-06-2016 à 11:18:26
Tout ce que je recherche dans le trail est traduit en mot et en maux dans ce superbe texte. Merci
Il faut être connecté pour pouvoir poster un message.