L'auteur : gj4807
La course : Ultra Trail du Mont Blanc
Date : 30/8/2013
Lieu : Chamonix Mont Blanc (Haute-Savoie)
Affichage : 1878 vues
Distance : 166km
Objectif : Terminer
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Vendredi 30 août 2013, 16h. Je marche vers l’église de Chamonix en famille. Nous longeons le Clos du Savoy. La musique, le speaker sont déjà audibles. Très peu de mots. Soudain, le triangle de l’Amitié, la foule assourdissante, l’impression d’avancer vers le ring. Il me manque juste le peignoir et les gants. La pression est montée depuis quelques jours que je suis arrivé à Chamonix pour devenir étouffante depuis le réveil le jour J. L’an passé pour la CCC, j’étais partagé entre appréhension et excitation. Pas cette fois. A quelques minutes du départ, la plaisir est absent. La peur de décevoir mes proches qui m’ont tellement soutenu, la terreur de me décevoir moi-même. Je vais m’installer tout au fond du peloton, me concentre sur ma respiration comme quand j’étais môme avant les départs de slalom, mets mes écouteurs pour ne pas me laisser embarquer par Vangelis. Je reviendrai un jour en simple spectateur pour profiter de l’ambiance de liesse de ce départ.
Prologue : jusqu’aux Contamines (31km, 1581m+, 5h22, 1832ème)
“Mm mm mm mm mm mm mm mm mm,
Mm mm mm mm mm mm mmmmm
Mm mm mm mm mm mm mm mm mm,
Mm mm mm mm mm mm mmmmm”
(Vangelis – Conquest of Paradise)
16h30, nous sommes enfin partis (2469 coureurs) et c’est un soulagement. J’appréhende les trente premiers kilomètres comme un long sas avant le vrai début de course. Il fait jour, la foule (fort sympathique) est omniprésente, et les postes de contrôle (Les Houches, St Gervais, Les Contamines) sont en milieu urbain (tout est relatif… en tout cas ils ne sont pas isolés et calmes). Je sais que je n’arriverai pas à rentrer dans ma course sur cette portion, à entamer ce dialogue avec moi-même essentiel en ultra. L’arrière du peloton va vite. Après dix bonnes minutes de marche en troupeau pour s’extraire de Chamonix, ça trotte à 11 km/h, la tension est palpable. Pour ma part, à l’absence complète de sensations succède un début de malaise gastrique. Le nœud à l’estomac que j’ai consciencieusement noué au cours des derniers jours est en train de me rappeler à son bon souvenir et je gamberge. Ou plutôt, je fais l’effort de ne pas me demander si je gamberge… ce qui revient à peu près au même.
Juste avant l’arrivée aux Houches, mon ange-gardien m’envoie une première bouée de secours en la personne de Jacques (jpoggio). Il ne me reconnaît pas tout de suite sous la barbe… on se salue, discute un peu et il déclare au détour d’une phrase : « cette année avec la météo parfaite, c’est du billard ». Quelque part, au fond de mon cerveau, une petite ampoule s’allume faiblement. Je garde précieusement cette petite phrase, j’ai l’intuition qu’elle m’aidera bientôt. Merci Jacques.
On attaque la montée au Col de Voza puis à la Charme. C’est raide, je ne reconnais pas le chemin (on emprunte une route qui n’est pas l’itinéraire classique du TMB), et le peloton monte vite. Ma fréquence cardiaque est au-delà de 150, c’est 20 puls/mn de trop par rapport à mon rythme de croisière. Je vomis un peu. Je passe au Délevret en 2h16 en 2191ème position et la déprime s’installe. Ce peloton est trop fort. Cette course est trop dure. Deuxième bouée de secours à ce moment-là : je croise Stéphane (Bicshow). Lui aussi a des pépins gastriques, lui aussi trouve que ça part vite mais sait d’expérience que le peloton va ralentir bientôt. Faites qu’il ait raison.
L’idée d’abandonner ressemble à une houle qui grossit petit à petit. La première fois, un petit clapot traverse l’esprit (« je suis malade, ça ne sent pas bon »). On balaye la pensée d’un revers de main. Et puis elle revient, comme un moustique la nuit. On s’imagine rendant le dossard, on réfléchit aux moyens de transport pour rentrer à la maison, on envisage les débriefs pour expliquer l’échec. Avant qu’on s’en rende vraiment compte, c’est un train de déferlantes qu’on ne sait plus comment affronter. Dans ma détresse, j’ai laissé cette porte s’ouvrir entre St Gervais et les Contas. Et je broie du noir en régurgitant mes gels. J’ai la tête qui tourne. 5 heures de course. Je sors mon téléphone et appelle mon pote Nico. On avait parlé de ce cas de figure et les consignes étaient claires entre nous : « quoi que je dise, pas de compassion, seulement des encouragements voire des coups de pied au cul ». On fait comme ça, il me rappelle, deux fois, trois fois en vingt minutes. Ca me sort un peu la tête du sac. SMS de ma femme : « Courage! Accroche-toi! Message des filles : on t’aime ! ». Réponse : « m’accroche ».
Jusqu’aux Chapieux (50km, 2911m+, 9h41, 1557ème)
“I ain’t nothing but tired
Man I’m just tired and bored with myself
Hey there baby I could use just a little help
You can’t start a fire
You can’t start a fire without a spark”
(Bruce Springsteen – Dancing in the Dark)
Je ne me suis pas arrêté au ravito des Contamines. Trop dangereux. Juste un plein de poche à eau et de la soupe aux vermicelles que j’avale doucement en marchant vers la sortie du village. J’ai un plan… c’est déjà ça. Je prévois de marcher jusqu’à ND de la Gorge pour récupérer un pouls normal, et aller m’asseoir dans l’église. Nous sommes venus la visiter en famille quelques jours auparavant. Son retable baroque italien ressemble comme deux gouttes d’eau à celui de l’église d’argentière dans laquelle j’ai joué les enfants de chœur (sic) une bonne partie de mon enfance et les lieux me semblent donc étrangement familiers. Je crois pouvoir y retrouver mes esprits pour prendre une décision sereine sur la suite à donner à ma course.
Et puis, j’ai un joker, que je ne pensais pas utiliser si tôt dans la course. Une fiole de remontant à ne briser qu’en cas d’urgence et dont je maîtrise mal tous les effets potentiels. Cette fiole, c’est le souvenir de ma grand-mère, partie il y a quelques mois, qui vivait à Argentière et chez qui j’ai passé des pages d’enfance fabuleuses. J’y fais appel, et me souviens des promenades à chasser les bolets ou les myrtilles, des après-midis sur les blocs du Col des Montets, de sa polenta, de ses derniers jours à l’hôpital. Je sors de mes pensées au moment d’attaquer la voie romaine qui s’élève dans l’obscurité vers la Balme puis le Col du Bonhomme. Ma gorge est nouée, mes yeux piquants. L’église ND de la Gorge est juste là sur ma droite, je la salue d’un hochement de tête, mais n’éprouve plus le besoin d’y entrer.
Mon monde vient de se transformer. Mon pouls est redescendu à 110-120 dans les premières pentes et mes jambes ont retrouvé leur explosivité des derniers mois. Je branche mon ipod et cale mon pas pour me sentir facile. La Balme est déjà là, de nouveau un arrêt bref, le temps de passer une micro-polaire à côté d’une flambée magnétique. Mon plan de course s’articule autour de quelques résolutions fortes : 1/ ne s’asseoir qu’à Courmayeur et Champex (30 minutes de repas à chaque fois, avec en option une pause sommeil à Champex en plus si besoin), 2/ toutes les ascensions d’une traite sans faire de pause quitte à adopter le pas himalayen, 3/ courir sur les terrains souples, 4/ faire au mieux de mes sensations pour tout le reste. Le spectacle de la farandole de frontales qui trace la route vers le col est splendide. Pour la première fois, je pense que je vais la finir cette course et que ça va être superbe. Je chasse cette idée beaucoup plus vite que les précédentes. Au col, encore quelques efforts pour atteindre la Croix du Bonhomme et c’est la bascule dans la longue descente vers les Chapieux.
Jusqu’au Lac Combal (65km, 3869m+, 13h15, 1487ème)
“We can dance if we want to
Night is young and so am I
As long as we abuse it
Never gonna lose it
Everything will work out right”
(Men Without Hats, The Safety Dance)
Aux Chapieux, à 2h du matin, il y a un orchestre rock. La transition est soudaine. Petite entorse à ma règle de course, je m’assois pour crever et NOKer deux ampoules. Puis c’est reparti pour le long bout de route goudronnée en faux plat jusqu’à la Ville des Glaciers. On aperçoit le serpentin de frontales au loin jusqu’au Col de la Seigne, spectacle fascinant. J’engage la conversation avec un coureur qui passe visiblement un mauvais quart d’heure. Un breton, Gaëtan, 36ème de l’ultra-marin 2013, mais qui se demande un peu ce qu’il fait là en pleine nuit. Je lui décris le reste du parcours jusqu’à Courmayeur. On parle de tout et de rien jusqu’à la ville des Glaciers et d’un coup, il me dit « merci » et part en trottinant dans les premiers lacets du Col de la Seigne. Gaëtan va mieux.
J’aime beaucoup cette montée à la Seigne. Il fait beau et doux, le sentier est régulier. Mes sensations sont excellentes. Bientôt le sommet, bienvenue en Italie ! La descente vers le Lac Combal s’engage et je suis rattrapé par une grosse envie de dormir. Se souvenir de la chèvre de Monsieur Seguin, lutter jusqu’à l’aube (mais par contre, ne pas se laisser dévorer par le loup à ce moment-là). Je n’avance plus trop, les pelouses prennent une étrange teinte argentée dans la lueur de ma frontale. Je passe une tête dans la tente médicale du Lac Combal, un lit de camp est dispo et je m’allonge pour une micro-sieste qui ne vient pas. Par contre, j’ai très vite froid et décide de repartir après 8 minutes de pause. Je bute dans jpoggio qui me gratifie d’un « vieille branche ! » sonore alors que je ne serai vétéran que dans quatre mois. Le fourbe. Il a l’air bien, je m’en réjouis.
Jusqu’à Courmayeur (78km, 4337m+, 9h11, 1350ème)
“Je suis seul. Les montagnes m'apparaissent plus sévères. Le paysage se révèle, intense. Le pays me saute au visage. C'est fou ce que l'homme accapare l'attention de l'homme. La présence des autres affadit le monde. La solitude est cette conquête qui vous rend jouissance des choses.”
(Sylvain Tesson, Dans les Forêts de Sibérie)
Je cours le long du lac pour me réchauffer et entame l’ascension de l’Arête du Mont Favre. Le jour se lève progressivement et le spectacle est époustouflant. Le Mont-Blanc, la Noire de Peuterey, la Dent du Géant, les Grandes Jorasses. Je grimpe sans penser à l’effort et rejoins le point de contrôle. C’est Romain, un copain de ma petite sœur, qui tient la boutique. On échange quelques mots. Je me promets de revenir en tant que bénévole pour donner à mon tour et profiter du spectacle plus tranquillement.
Je sais bien qu’il faudrait courir jusqu’à Maison Vieille, mais là j’ai une gentille flemme de lézard au soleil. Disons pour être aimable que je marche vite. Je trottine en souplesse sur les passages en herbe. Je suis passé par là fin juin au milieu des névés, la transformation est assez radicale. Au Col Chécrouit, j’enlève coupe-vent et micro-polaire. Sentiments mitigés : je me réjouis de retrouver ma sœur qui m’attend à la base-vie de Courmayeur, mais j’appréhende le retour en milieu urbain.
La descente sur Courmayeur est à mes yeux la plus spectaculaire du parcours. Des virolets poussiéreux et une trace directe qui coupe la plupart des lacets. J’imagine Seb Chaigneau, Julien Chorier et Tony K. se tirant la bourre à cet endroit-là (je n'ai pas encore Thévenard en tête à ce stade !)…
Comme prévu, l’entrée dans Courmayeur est digne du film « Les Visiteurs ». Le bruit de la ville, la chaleur, la foule… Surréaliste, et l’envie immédiate de s’envoler (doucement…) vers Bertone. Ma frangine est là. Elle a une mission d’assistance, une check-list, trouve une place dans la salle bondée, m’aide à me changer, fait craquer mon dos, m’envoie chercher une assiette de pâtes… Résultat : 33mn de pause, objectif quasi tenu. Et une cerise sur le gâteau, ma chère mère en guest-star qui m’attend à la sortie du ravito pour une bise et quelques photos. Ciao Courmayeur, en route pour Champex. Je repars avec près de deux heures d’avance sur la barrière horaire, ce qui me rassure un peu mais pas complètement.
Jusqu’à Arnuva (95km, 5538m+, 20h59, 1164ème)
“Je chante! Je chante soir et matin, Je chante sur mon chemin
Je suis heureux, j´ai tout et j´ai rien, Je chante sur mon chemin”
(Charles Trénet, Je Chante)
Je ne vis pas la montée à Bertone comme une mince affaire. Il fait chaud, ça grimpe sec et plus longtemps que dans mon souvenir de la CCC. L’idée qu’une journée complète m’attend avant l’arrivée à Champex en début de soirée est un peu décourageante. Sur le balcon entre Bertone et Bonatti (qui lui aussi est plus long que dans mon souvenir), je bulle carrément. Je lis tous mes SMS, passe un coup de fil, bombe le torse en croisant quelques italiennes qui randonnent. Un bon moment. A Bonatti, un coureur torse nu explique à un bénévole qu’on lui a volé son t-shirt. Intrigant. Depuis un moment déjà, je pense au Grand Col Ferret. Je crains le coup de barre dans ce long morceau. Ma descente sur Arnuva est feignante. Un photographe est annoncé, je me dis que c’est l’occasion de faire un petit saut sur un rocher pour le cliché souvenir. Je décolle de 17 centimètres en grimaçant dans un début de crampe. Le photographe atterré me gratifie d’un « dingue… ».
Jusqu’à la Fouly (109km, 6490m+, 24h36, 1144ème)
“Risin' up straight to the top
Had the guts, got the glory
Went the distance, now I'm not gonna stop
Just a man and his will to survive”
(Survivor, Eye of the Tiger)
Impossible de passer à Arnuva sans penser à mon abandon sous cette tente à la CCC 2010. Je ne m’y attarde pas et attaque la montée au Col Ferret très doucement. J’ai en tête de m’arrêter siroter un soda en terrasse au refuge Elena pour séquencer cette longue ascension en cas de coup de mou. Quelques minutes à peine et je passe à côté de MON rocher (cf. http://www.kikourou.net/recits/recit-13563-courmayeur_-_champex_-_chamonix-2012-par-gj4807.html). C’est la cinquième fois, toutes occasions confondues, que je me retrouve à gravir ce sentier. Trois fois le rocher m’a laissé passer avec bienveillance. Une fois il m’a arrêté sèchement. Pas de problème aujourd’hui, je le longe en le flattant de la paume et en remarquant qu’il se couvre un peu de lichen jaune. Pas de réaction. Pour un peu, on croirait qu’il s’agit d’un bloc minéral sans vie.
Je m’élève lentement mais régulièrement et sans trop de peine et décide de ne pas marquer la pause à Elena. Je redoutais un peu la chaleur mais le vent descend des pentes encore enneigées et nous maintient au frais. Bientôt je bascule au sommet : Bienvenue en Suisse !
J’ai gagné beaucoup de temps et de places à la CCC 2012 en courant tout du long jusqu’à Praz-de-Fort et attaque donc cette descente avec envie. Immédiatement, je ressens des douleurs au releveur gauche et au tendon d’Achille droit. C’est la douche froide, il reste 65km et je réalise qu’une blessure peut briser net mon élan. Je ralentis, gamberge un peu, la douleur augmente rapidement en intensité. Quelques spasmes gastriques à nouveau, super. Je me souviens alors d’un récit de l’UTMB de La Tortue où il expérimente avec bonheur la trempette de pieds dans un torrent en guise de cryothérapie naturelle. Je suis l’exemple juste avant l’entrée dans la Fouly, quelques minutes pieds nus debout dans le flot glacé. C’est tellement efficace que mes orteils s’engourdissent et que je me vautre sous les yeux ébahis d’un bénévole en essayant de sortir du lit du torrent. Ca m’a réveillé et la douleur s’est estompée.
Jusqu’à Champex (123km, 7057m+, 27h36, 1037ème)
“La lutte a continué comme ça jusqu'au soleil couchant
De férocité extrême en plus d'acharnement
Fallait défendre la terre de nos ancêtres enterrés là
Et pour toutes les lois de la tribu de Dana”
(Manau, La Tribu de Dana)
Le terrain entre Champex et Praz-de-Fort est très souple et permet de dérouler sans trop de douleurs. Ma femme et quelques copains m’attendent là-bas et la motivation est donc toute trouvée pour accélérer un peu. Le peloton est maintenant bien étiré et je profite de quelques moments de solitude. Le ravito sauvage organisé par deux charmantes petites filles à l’entrée de Praz-de-fort est toujours aussi réjouissant. Un peu plus loin, à côté du vieux poste de douane, un petit groupe joue de l’accordéon en chantant. Je mime quelques pas de danse ponctués d’un saut de côté avec claquement de talons. Ils apprécient. Tant mieux, j’ai déclenché des débuts de crampes aux mollets et ischio-jambiers. Penser à arrêter de faire le cake.
Je connais presque par cœur la montée à Champex et y chemine régulièrement en cherchant des yeux les sculptures de bois. Les deux fils de mes copains débarquent soudainement sur le sentier et m’accompagnent sur la fin de l’ascension. Ils virevoltent comme des cabris, me parlent d’un japonais déguisé en lapin rose (?) passé quelques minutes plus tôt. Leur énergie est communicative. Un dernier virage, ma femme est là et m’embrasse malgré mon haleine de python.
J’ai prévu 30mn à Champex mais décide de maximiser mes chances de finir la course en passant par la tente des kinés. C’est la cour des miracles. Des blessés et des râles. Je me fais bichonner les tendons et poser du K-tape partout où ça fait mal. Ces bénévoles, comme tous les autres, sont extraordinaires d’enthousiasme, merci à eux. Puis changement de tenue pour affronter la nuit, assiette de pâtes et je décide de tenter une micro-sieste. Je m’allonge, m’endors illico et me réveille tout seul 20mn plus tard. Un « micro-cycle » parfait, le gros coup de bol. Au total, 1h20 de pause, beaucoup plus que prévu mais j’espère que c’est un investissement pour finir dans de bonnes conditions. Je repars avec 3h15 d’avance sur la barrière, parfait, je n’ai plus besoin de m’en soucier.
Jusqu’à Vallorcine (150km, 8830m+, 36h23, 979ème)
“Jour et nuit, je traque les épiphanies
avec la rage d'un mercenaire sous crack
D'un alcoolique en manque de Jack
D’un dément, d'un amant qu'on plaque”
(Fauve, Cock Music/Smart Music)
En repartant de Champex, la nuit est bien installée. Quelques kilomètres avant d’approcher les premières pentes de Bovine et l’on aperçoit les lumières des frontales accrochées là-haut sur le balcon à 2000m d’altitude. Je suis remonté comme un coucou. Suite à la pause kiné et à ma sieste, mes douleurs ont disparu et je n’ai plus du tout sommeil. Me vient l’idée un peu saugrenue de donner ce qu’il me reste d’énergie pour finir dans le top 1000. Ca n’a aucun sens, mais sur le coup ça me motive.
J’adore Bovine. Cette montée est raide et technique mais entre nous le courant est toujours passé. Le peloton s’est transformé en une succession de « cordées » séparées de quelques dizaines de mètres. Je mène un petit groupe sans échanger un mot, stupidement fier qu’ils apprécient mon pas régulier. Bovine a changé ! Je ne retrouve plus la portion truffée de gros blocs à enjamber. Est-ce la fatigue qui me désoriente ? Peut-être avons-nous emprunté des portions du nouveau sentier tracé l’été passé pour les mules qui ravitaillent l’alpage. En tout cas, la pente est là avec quelques-uns des passages les plus raides sur l’ensemble de la course.
En haut, un simple point de contrôle, pas de ravito cette année et nous passons à côté du refuge qui dort paisiblement. Sur toute la fin de l’ascension, vue plongeante sur les lumières de Martigny. Un spectacle presque « déplacé » qui ramène un peu d’urbanisme dans notre univers montagnard.
Encore quelques lacets à ne pas négliger après le refuge et c’est la plongée sur Trient. La descente se passe bien, je cours doucement et double un peu. De nouveau, sentiment désagréable quand les premiers bruits de voitures montent du Col de la Forclaz et viennent troubler notre quiétude. Trient est bientôt là, pour une courte pause, et c’est le départ pour les Tseppes et Catogne.
Depuis quelques heures déjà, le peloton est très marqué par la course (du moins la partie du peloton qui m’entoure). L’immense majorité marche en descente et relance à peine sur la plat. On croise des dizaines de coureurs assoupis sur le bord du chemin ou jonglant avec des crampes, tendinites ou ampoules et progressant très lentement. Je suis marqué moi aussi mais relativement moins et c’est un sentiment réconfortant. Après un début d’ascension prudent vers les Tseppes, je décide d’accélérer en doublant quelques grappes de coureurs. Le cardio monte un peu à 140-145, mais les sensations sont bonnes. Je n’aperçois même pas le chalet des Tseppes dans la nuit et bascule bientôt vers les anciens alpages de Catogne. Grand brasier au point de contrôle, comme d’habitude, j’en profite 30 secondes. Bienvenue en France !
Les derniers hectomètres de descente jusqu’à Vallorcine sont un peu pénibles (la piste de ski surtout) mais le ravito est là et plus rien ne semble pouvoir m’arrêter.
Jusqu’à Chamonix (168km, 9600m+, 41h31, 917ème)
“Let them say we're crazy, what do they know?
Put your arms around me, Baby don't ever let go.
Let the world around us just fall apart
Baby we can make it if we're heart to heart
And we can build this dream together, Standing strong forever
Nothing's gonna stop us now.”
(Starship, Nothing’s gonna stop us now)
A Vallorcine, je suis presque chez moi. J’y ai passé quelques étés à bosser au camping il y a vingt ans. Ce vallon est beau et confortable. Des copains sont là pour m’accueillir. Je n’en peux plus de la soupe de vermicelles pourtant j’ai faim. Je quitte la tente pour me rapprocher de la buvette et commander 1 puis 2 hot-dogs merguez-moutarde. Je repars sur le chemin des diligences en dévorant mon trophée. Je n’ai pas été aussi heureux depuis que j’ai déballé le bateau-pirate Playmobil sous le sapin de Noël en 1983.
En route vers le Col des Montets, la vision des frontales accrochées aux lacets de la Tête aux Vents dégrise le trailer jusqu’ici insouciant. Ca monte tellement sec que j’ai du mal à distinguer les frontales des étoiles. Ce n’est pas le moment de tergiverser, je remets un peu de musique et ouvre une fois encore la boîte à souvenirs. L’ombre de Jean Eyheralde m’accompagne. Jean, alors curé d’Argentière, a créé la réserve des Aiguilles Rouges l’année de ma naissance. Enfant, je faisais mes devoirs d’écolier dans sa cure avec l’aide de sa gouvernante, la Sœur Marie-Constance. Le Père Eyheralde avait du mal à comprendre en quoi les exercices d’arithmétique dans une cuisine sombre épanouissaient les enfants et venait régulièrement me soustraire à mes obligations d’écolier pour m’emmener gambader au Col des Montets en me racontant la faune, la flore et la géologie. Quel bonhomme. Croyez-moi, son esprit erre encore en ces lieux.
Je m’élève très régulièrement et sens encore assez de jus pour accélérer dans les derniers lacets. Il est un peu plus de 7h du matin et je sais que le spectacle du lever de soleil sur la chaîne du Mont-Blanc va m’en mettre plein les mirettes. Evidemment, ça ne rate pas. Bonjour la Verte, les Drus, les Aiguilles de Cham et le Mont-Blanc. L’œil ne se lasse jamais d’un spectacle de splendeur. Je croise un bouquetin et, sans lien de cause à effet je crois, vomis à nouveau un peu.
Voilà, le cairn de la Tête aux Vents est atteint. J’ai fini de monter. Mes tendons d’Achille sont de nouveau douloureux et « tressautent » à chaque pas ce qui m’inquiète franchement. Une pensée me traverse l’esprit : si le tendon rompt, trouver des béquilles pour finir en clopinant.
Je rejoins le point de contrôle de La Flégère où un anglais insiste pour abandonner. Les bénévoles lui expliquent qu’il a encore 6h pour descendre à Chamonix et passer la ligne dans les temps. Il n’en a cure, il veut arrêter tout de suite et attendre la première benne. Je lui dis quelques mots en anglais, l’invite à dormir 2-3 heures avant de prendre sa décision finale. Il n’a pas l’air convaincu. Cette année, 2 coureurs ont été contraints à l’abandon à La Flégère. Une pensée pour eux.
Ca y est, c’est la dernière descente vers Chamonix. Je viens de pointer 891ème à La Flégère et me suis pris à mon petit jeu de pacman pour gagner des places. Je décide donc de défendre mon rang en courant. Bonne surprise juste avant la buvette de La Floria, mon beau-frère est monté à ma rencontre et m’emboîte le pas. Quelques foulées et la grosse pierre sur laquelle je pose le pied gauche se dérobe et m’envoie dans le ravin. Major Tom to Ground Control, we are now airborne. Not good. Je ne dégringole que de quelques mètres. Je remonte sous les yeux de mon beauf incrédule. Promis, je finis en marchant.
Il est 10h30, je rentre dans Chamonix. Ma femme, mes filles, mes parents, mes copains m’attendent. Mes trois filles me donnent la main et courent avec moi sur les 300 derniers mètres. La petite dernière saute, trébuche, s’essouffle mais tient bon en tirant la langue. Mes yeux auraient pu décider de pleurer mais ils rient et mon âme exulte. Les vieux potes me couvrent de mousseux au passage de la ligne. Ca n’améliore pas mon problème ponctuel d’odeur corporel. Tant pis.
En guise de conclusion…
Merci aux quelques lecteurs qui auront pris le temps de parcourir toutes ces lignes.
Le trail réunit un coureur parfaitement égocentrique et son entourage qui patiente, l’aime et l’encourage malgré tout. Ma prochaine participation à l’une des courses de l’UTMB se fera en tant que bénévole et j'espère que je pourrai faire l'assistance pour un de mes proches un jour.
Jpoggio avait raison depuis les Houches, c’était l’année parfaite en termes de météo. Je ne peux que souhaiter à tous ceux qui parcourront ces chemins en course ou en promenade d’admirer ces paysages sous de telles conditions.
Rien ne m’a plus apporté dans ma vie de coureur que mon abandon à la CCC 2010. Sans cette défaite, les victoires suivantes auraient manqué de saveur.
Now, go out and run.
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22 commentaires
Commentaire de Guénaël posté le 05-09-2013 à 21:12:13
Un grand merci pour ce magnifique récit.
A te lire, tout ça parait très simple ... mais la réalité du terrain ne peut que nous rendre admiratif de ta gestion de course.
Chapeau (et une petite mise en favori pour le relire plus tard)
Commentaire de jpoggio posté le 05-09-2013 à 21:26:12
Superbe Guillaume !
Je me souviens avoir dit aux Houches que ce serait l'année idéale, mais si j'ai vraiment dit que ce serait du billard, j'aurais mieux fait de fermer ma...
Un superbe récit, une belle histoire, merci.
Commentaire de sabzaina posté le 05-09-2013 à 21:38:07
Magnifique...
Quel plaisir de lire un récit si bien écrit d'une aventure si belle à vivre
Merci merci merci..
Commentaire de jofro posté le 05-09-2013 à 21:47:02
Quel beau récit, bravo pour ta course, ça fait rêver...
Commentaire de gj4807 posté le 05-09-2013 à 23:32:42
Merci à tous pour vos commentaires très sympas. Jacques... c'est fou le peu de choses qui séparent une course bouclée d'un DNF (surtout à Trient). Si tu oublies l'UTMB comme prévu, tu vas continuer à t'éclater ailleurs. Si tu décides d'y revenir un jour, la victoire n'en sera que plus belle. Tu ne peux pas perdre à ce jeu! Bien à toi
Commentaire de jpoggio posté le 06-09-2013 à 07:19:29
Entièrement en phase :D Guillaume. Quelque chose à voir avec "l'essentiel, c'est de s'être bien battu". Et d'avoir profité du paysage avec cette météo de rêve ! Quand je pense au nombre de gens que je connais qui ont fait le TMB en rando sans voir un seul sommet...!
Commentaire de mazbert posté le 05-09-2013 à 23:32:44
Belle description de ton vécu. On parcourt tous ces chemins à tes côtés au fil de ton récit. Bravo pour ta perf !!!
Commentaire de Benman posté le 06-09-2013 à 10:10:49
Quel magnifique récit plein d'émotions et de vécu. Merci de nous faire partager cela.
Commentaire de LTDB posté le 06-09-2013 à 10:44:39
Fantastique !!!
Ça fait un bien fou à l'âme un récit pareil... dénué de fautes d'orthographes, c'est tellement rare par les temps qui courent où les aficionados du langage SMS s'en donnent malheureusement à cœur joie !!!
Je fus scotché par ton récit et rien que pour cela je t'en remercie.
Sans oublier bien entendu de te féliciter comme il se doit, le tour du Monte Bianco d'une seule traite, ça se respecte !!!
Amicalement.
LTDB_pétan_ça_fait_un_bien_fou_de_lire_pareil_récit_!!!!!
Commentaire de ThierryF posté le 06-09-2013 à 22:07:45
Superbe récit de ta course, très prenant et très émouvant...
Je ne suis pas un coureur d'ultra, mais je comprends de mieux en mieux votre passion pour ce type de défi!
Commentaire de Timoth posté le 07-09-2013 à 16:36:55
Ton récit est super bien écrit. Merci et bravo!
Commentaire de DidierC posté le 07-09-2013 à 17:47:15
Magnifique récit, mais juste pour chipoter: depuis l'arête du Mont Favre, si tu as réussi à voir la Verte, c'est que tu avais déjà des hallucinations !!! :;-)
Commentaire de gj4807 posté le 07-09-2013 à 17:57:08
Merci. Tu veux dire qu'il faut que j'y retourne pour vérifier ce point?!?
Commentaire de DidierC posté le 07-09-2013 à 18:07:35
En fait tu me mets le doute: peut-être la voit-on dans la trouée du col du Géant ? en effet il va falloir y retourner... ;-)
Commentaire de Matchbox posté le 07-09-2013 à 19:48:40
Un très beau récit émouvant et plein d'humilité.
Bravo Guillaume pour ta performance et le combat intérieur que tu as mené et remporté avec brio.
Commentaire de sabzaina posté le 09-09-2013 à 20:46:22
Je viens de relire une nouvelle fois ton récit... Suis époustouflée par ta volonté et la force que tu as eue de repousser cette idée si vite arrivée d'abandonner.
Et ce coureur qui insiste pour arrêter à La Flégère... Sais tu s'il a finalement terminé?
Encore merci à toi.
PS: j'adore cette phrase: "Pour un peu, on croirait qu’il s’agit d’un bloc minéral sans vie." :D
Commentaire de gj4807 posté le 09-09-2013 à 23:58:56
Merci Sabine. Ma volonté a tenu le coup cette fois ci... mais elle avait flanché à ma première CCC en 2010. Depuis j'ai juste développé une routine pour essayer de sortir des moments difficiles (coups de fil, projections mentales sélectionnées avant la course, discussion avec
d'autres coureurs en difficulté). c'est de la bricole, mais ça a marché sur cette course là. Je ne sais pas çe qu'il est advenu de ce coureur anglais... comme ça je peux imaginer le pire ou le meilleur selon mon humeur ;-). Bravo pour ta très belle CCC.
Commentaire de Rem posté le 12-09-2013 à 22:52:27
Bravo GJ pour cette tres belle course et ce magnifique CR. Il "rocks" :) ...Et raisonne plus particulièrement pour moi qui ait lâché l'affaire du côté de ce rocher( en fait un peu +haut) alors que je l'ai croisé sans encombre lors de la ccc 2010. De quoi me redonner de l'espoir pour une prochaine edition :-)
Commentaire de stphane posté le 02-03-2014 à 23:58:18
...de beaux souvenirs jonchent ce CR et c'est terriblement beau à lire.
"De beaux souvenirs
Pour les songes de nuits d'été
De beaux souvenirs
A défaut d'aller mieux
Un peu de poudre aux yeux"
B BIOLAY - De beaux souvenirs
Commentaire de Bert' posté le 05-12-2014 à 14:31:24
Et dire que j'étais passé à côté de ce récit !...
Un vrai bonheur à lire, plein de simplicité et d'émotions :-)
Quelle belle course tu as accompli.
Je sens que j'aurais bien fait un bout du chemin avec toi
Commentaire de bubulle posté le 14-01-2016 à 20:39:09
Pire que Bert, je lis cela en janvier 2016. Etonnant que je sois passé à côté d'un récit si bien écrit et si vivant.
Merci pour cette description très vivante. Même si j'ai l'impression de connaître ce parcours par coeur....sans jamais l'avoir fait, je pense qu'il sera très instructif le jour où j'arriverai enfin à le faire...;-)
Commentaire de sabzaina posté le 15-01-2016 à 20:46:49
Voilà un récit qu'on n'a pas fini de lire et relire ;)
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