L'auteur : Bruno Kestemont
La course : Ultra Trail du Mont-Blanc
Date : 1/9/2017
Lieu : Chamonix Mont Blanc (Haute-Savoie)
Affichage : 2054 vues
Distance : 168km
Matos : Chaussures Salomon XPro3D
T-Shirt en Merino 100% (Icebreaker)
2ème couche polar technique
3ème couche Salomon réglementaire 250 euros
Pentalon jogging addidas
Surpentalon technique 120 euros
Short à poches
Sac à dos Salomon 12 l
Poudre Overstim longue distance
Bonnet péruvien
Lampe frontale avec piles sur l\'arrière de la tête
et tout le reste du matos obligatoire (2ème lampe etc).
Objectif : Objectif majeur
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En 2012, j'accepte de compléter une équipe à l'OXFAM TrailWalker (100 Kms, 2000 d+) en pensant que c'est un relais 4 x 25 Kms. Quand j'apprends ma méprise, il est trop tard, l'équipe est si enthousiaste ! Il faut tenir les 100 Kms en restant groupés, et récolter 1500 euros pour la bonne cause. L'aventure est passionnante et, cerise sur le gâteau, nous arrivons premiers! Cette expérience forge une amitié. Comme nos proches nous demandent si c'est bien raisonnable de courir 100 Kms, nous jurons haut et fort que jamais nous n'irons plus loin ou plus haut !
Tout recommence en 2015. Nous nous inscrivons en groupe au Marathon du Mont-Blanc mais nous ne sommes pas tirés au sort. Par dépi, nous nous inscrivons aux 80 Kms ... et sommes sélectionnés. La montée merveilleuse jusqu'au lever de soleil du haut du Brévant me donne le coup de foudre pour cette discipline (vidéo). Des problèmes matériels me font abandonner à 55 Kms. Un seul sur 3 de l'équipe arrive au bout. Impression très nette d'avoir passé une semaine en montagne par beau temps. Merveilleux !
Insatisfait, je m'inscris un mois plus tard au Supertrail du Barlatay pour avoir des points UTMB (sic)(Récit: "Des fées protectrices"). J'ai attrapé le virus ! Pluie, boue, brouillard, conditions très difficiles pour les bénévoles qui nous couvent et nous protègent. J'ai tellement peur de la barrière horaire que je termine 5 heures en avance malgré des nausées continues. Impression d'avoir passé une semaine en montagne sous la pluie. Et le goût des terrains boueux, techniques et de la difficulté, de l'exploit.
Inscription aux 80 Kms en 2016, pas tiré au sort. Un copain me propose en remplacement un 120 Kms également en juin. Ce sera le Lavaredo Ultratrail. Je le termine en 28h dans l'indifférence générale au milieu de la nuit (Récit: "Comment abandonner jusqu'au bout?"). Fort de la confiance acquise, je me lance en août sur la CCC. Magnifique par beau temps ! Finisher sous les acclamations fournies d'un Chamonix à midi ! (Récit: "CCC magnifique !"). La gloire d'un quidam champion !
Je découvre que j'ai assez de points pour l'UTMB entretemps devenu, sur kirikou, "mon rêve le plus fou". Ma décision est prise: je serai déterminé à profiter de cette "fenêtre unique dans ma vie" (à 57 ans avant une opération d'un genou très endommagé).
Début 2017. Pas tiré au sort. J'opte pour un dossart solidaire pour Frères des Hommes. C'est une manière de rendre ce projet public et donc de le prendre très au sérieux. Aussi de me "vanter" auprès des collègues et amis sous prétexte de récolte de fonds . Pendant l'année d'entraînement, je me blesse le genou à deux reprises. Chaque fois un mois de rééducation. Entraînement progressifs et prudents. Pas l'occasion de forcer. Le projet me guide, m'enthousiasme, je ne vis plus que pour lui. Fin juin 2017: je n'envisage les 80 Kms du Mont-Blanc que comme entraînement, d'autant que le genou n'est pas complètement rétabli. J'y pars volontairement dernier et je progresse en plaisir ininterrompu jusqu'à ce que la barrière horaire me rattrape après 50 Kms. Excellente entrée en montagne. Le genou va mieux après la course ! Par contre, des douleurs aux ménisques dans les descentes me préviennent qu'il faudra dorénavant descendre de manière un peu moins brutale, en accordant plus d'amorti sur l'avant du pied.
Entretemps, je parle de mon projet lors des entraînements avec collègues et amis. Autant d'occasions de recevoir des conseils et de se sentir suporté. Seules ma mère et ma femme voient tout cela d'un très mauvais oeil: de quoi ne pas s'emballer et rester avant tout très prudent, très "professionnel".
Première quinzaine d'août en famille sur les pentes du Canigou. Ma femme se prépare à une randonnée difficile avec des amis la 3ème semaine. Nous nous réservons donc une heure d'entraînement tous les matins: environ 200m d+ "à fonds". A cela s'ajoute une randonnée familiale de 3 à 5 heures chaque jour, où je charge volontairement mon sac de trop d'eau pour faire 6-7 kg. Nous profitons pleinement des paysages, des sources thermiques et du temps chaud. Nous faisons souvent des portions de descentes en courant. Un allé-retour de 2000 d+ sur la Canigou nous laisse des impressions mémorables.
Le dernier matin sera mon tout dernier entraînement, puisqu'il est recommandé d'arrêter tout entraînement 15-20 jours avant la course. Je pars à 5 heures du matin pour 1000 m d+ avec pour objectif de voir le levé de soleil et redescendre pour 9h de manière à faire un dernier entraînement en couple. Vu la fraîcheur du matin, je monte d'un bon pas, et j'arrive, à ma grande surprise, au col après seulement 1h10. Trop tôt pour le lever de soleil. J'attends 10 minutes mais le froid me force à redescendre. J'évolue au ralenti pour ne pas arriver trop tôt en bas. Trop cool, pas assez concentré. A 200 mètres de l'arrivée, je glisse bêtement et me luxe le genou.
Voilà pourquoi il faut arrêter tout entraînement 15 jours avant ! J'ai juste le temps de mettre de la glace et de faire un peu de kiné. Test concluant de "déboulés" à très petits pas pour limiter l'amplitude du genou, avec des copains peu entraînés après les vacances. C'est encourageant. Le genou termine à peine gonflé, comme avant les 80 kms de juin: je serai au départ !
C'est idiot comme on peut passer de temps à vérifier les tiquet de train, le matériel, pour être certain de pas manquer le départ ! Et se répéter en pensée, sans cesse, les premiers kilomètres, les étapes importantes, visualiser sa course avant même de l'avoir entamée.
Je retrouve sur place l'équipe de Frères des Hommes pour une interview, je vois des kinés pour un taping du genou, je m'inscris comme cobbaye pour une étude sur le sommeil, je passe le contrôle du matériel et m'apprète à passer une nuit et un jour de repos complet.
Dans l'interview, j'explique ce que je ressents vraiment: j'ai passé 2 ans magnifiques à préparer ce projet, autant d'occasions de me promener en montagne, de courir avec des copains, de "justifier" quel plaisir on peut prendre à ce genre d'activité, et d'essayer de faire des adeptes pour que d'autres puissent vivre ce plaisir de multiples découvertes. J'ai conscience d'être extrêmement chanceux et je suis fièr de me retrouver à ce départ. J'ai mangé le gâteau à pleines dents pendant deux ans. La course risque d'être difficile, j'estime avoir une chance sur quatre d'arriver au bout mais ce ne serait que la cerise sur le gâteau.
Un sms des organisateurs prévient du froid attendu et d'un possible détournement de course. Au lieu de faire une sièste, je passerai le vendredi dans les échoppes à chercher des conseils et du matériel dernier cri pour résister au froid en altitude (au lieu de mon matériel minimaliste bon marché prévu au départ juste pour satisfaire au réglement) . Bien m'en a pris point de vue matériel ! Mais je n'ai pas assez dormi.
A 17 heures sur place, premier test de sommeil pour l'étude, puis une très longue attente assis à se demander si ça va aller ! Enfin tout le tralala et la musique de Vangelis. Pas une larme mais presque, c'est quand même émouvant, on se demande pourquoi. Sans doute l'attente de plus d'un an ? La tristesse que c'est bientôt fini ?
Et nous voilà au milieu de la foule en délire. Je me dis que les hurlements vont s'éteindre derrière le tournant. Mais non. Cette foule n'en finit pas, se prolonge à la sortie de Chamonix, vers les Houches. Jusqu'au-delà des Houches, des cris et des applaudissemetns ininterrompus ! Pendant 30, 40 minutes ! C'est unique ! Je me suis bourré de boisson énergétique avant le départ et je cours assez léger, à un bon rythme, jusqu'à la première montée. Là je me laisse consciencieusement dépasser tout en gardant un rythme soutenu juste à la limite pour ne pas attraper froid. Houla, c'est du costaud ! Ces coureurs aux grosses cuisses, à la marche nordique énergique qui me dépassent ! Nous respirons tous au même rythme soutenu, mais je me dis que le niveau est plus élevé que je le pensais ! Cela ne va pas être du gâteau ! D'autant qu'on m'a prévenu que jusqu'à Courmayeur, les barrières horaires sont serrées, éliminatives et qu'il ne faut pas traîner. J'ai prévu de prendre très progressivement une heure sur la barrière horaire pour m'arrêter une heure à Courmayeur et y manger un bon repas. D'ici là, rien de solide car je ne digère pas pendant l'effort: seulement des boissons énergétiques et quelques gels.
Arrivé à Saint-Gervais, je m'aperçois avec surprise que j'ai pris 1h 15 sur la barrière horaire ! Même pas fatigué ! Le froid et l'entraînement dans les Pyrénées m'ont donné des ailes ! J'ai été très rapide dans la montée et plus lent que d'habitude dans la descente, genou oblige. On nous annonce que nous sommes dans le premier tiers des concurrents ! Je décide de me couvrir et de ralentir. A Contamines, j'ai maintenu mon avance sans difficulté. Je prends le temps de faire le test du sommeil, 3 minutes. J'ai l'impression d'avoir largement le temps et je m'endors un peu sur mes lauriers. J'imite les "pros" qui sont à mon niveau et je marche quand ils marchent, même quand j'ai envie de courir. Je bois du coca et des boissons énergétiques distribuées (les 600 gr de poudre emportées ne me servent à rien), non sans commencer à en avoir un peu assez du sucré. J'ommets de prendre du solide pour ne pas tomber malade.
J'ai déjà pris 2 gels en fin de montées. J'en prends un dans la montée vers La Balme, théoriquement à la pomme verte mais il a un goût complètement différent. Est-il périmé? ou est-ce une illusion des sens ? je me force cependant à tout vider. Pas d'eau pour le diluer, seulement du liquide énergétique. Mon estomac gargouille. Il commence à faire très froid, vent de neige. J'avais prévu de ne dormir 8 minutes que la deuxième nuit, voire si j'ai le temps la première nuit dans la vallée aux Chapieux. Mais une tente de la croix rouge se présente dans la tourmente. Je m'y adresse et demande s'il y a moyen de dormir 8 minutes pour digérer. Ils me conseillent de me déshabiller pour ne pas avoir froid en sortant. C'est agité, je ne dors pas et on me "réveille" après 12 minutes. Le temps de se rhabiller, j'y ai passé une demi-heure qui aura au moins fait du bien à l'estomac (et m'aura fait perdre quelques centaines de places). Je ressors et grelotte dans le froid avant de continuer la montée vers le col du Bonhomme, dans le blizard.
Arrivé aux Chapieux, je prends de la compote, un morceau de banane et une soupe. Une femme déjà rencontrée au départ s'assied à côté de moi. Elle a l'air d'une pro. Elle me dis qu'elle va dormir 15 minutes. Certainement une bonne idée. Je la suis donc au dortoir où l'on me conseille en chuchottant de retirer mes chaussures, me déshabiller et dormir 20 minutes. Excellente organisation ! Dortoir très agréable, mais je n'ai pas sommeil. En ressortant, je retourne prendre une compote puis hésite et repars dans la nuit. Sans m'en rendre compte, j'ai traîné et suis resté plus d'une heure à cet endroit accueillant ... mais sans manger ! Plus de 500 concurrents m'ont encore dépassé, mais je crois béatement que je suis toujours au niveau des pros. J'ai envie de courir sur ce faux-plat très roulant, mais comme tout le monde marche, je me dis qu'il faut sans doute marcher. Sauf qu'eux digèrent et moi, je perds mon temps !
La montée vers le col de la Seigne est superbe ! Les lampiotes des coureurs disparaissent dans le lever du jour. D'innombrables glaciers s'étirent vers la vallée sauvage en ruisseaux qui dessinent des nervures dans les alpages. Quelques nuages illuminent les sommets. On se retourne, on s'arrête. Un Anglais s'écrie que c'est merveilleux. Des Chinois et Japonais font des photos de groupes. L'ambiance n'est plus à la course. Je me repose régulièrement au soleil naissant en contemplant la vallée derrière moi. J'attrape très faim mais n'ai rien à manger, et pas soif pour les boissons énergétiques qui deviennent pénibles à avaler. Je remplace par de grandes gorgées d'eau. L'estomac se creuse.
J'arrive au Lac Combal avec seulement une demi-heure d'avance sur la barrière horaire ! C'est la douche froide: j'ai perdu toute mon avance et j'ai froid, et faim. Je mange une soupe avec un biscuit, je perds beaucoup de temps à m'habiller sous la pluie. On annonce "plus que 15 minutes !". Je prends un seul biscuit (au lieu d'une poignée !!!) et je pars. Ce biscuit me semble tellement bon ! Faim pour toute une boîte mais je suis déjà trop loin ! Lente montée vers le Mont-Favre, tiraillé par la faim, la fatigue et le stress d'arriver en retard à Courmayeur.
Je m'attarde à peine à Chécruit le temps d'une soupe car il fait froid et la barrière horaire se rapproche. Je file vers Courmayeur. grosses marches de géants dans la boue. C'est pénible pour les articulations mais je tiens le rythme et brûle mes cuisses pour ne pas arriver en retard. J'entre dans Courmayeur avec à peine 5 minutes d'avance. Je prends mon sac d'allégement plein de bonnes victuailles et habits de rechange ... Je n'aurai pas le temps de manger comme prévu ! ni de me reposer. Je décide de ne pas abandonner et de jouer le jeu. Je remplace fébrilement les piles d'une frontale, je me déleste de ces 700 gr de poudres et gels inutiles et je file déposer mon sac. "Plus que 2 minutes ! " dit le haut-parleur ! Au passage des plats de pâtes fumantes, je me saisis d'un petit morceau de pain et je fonce déposer mon sac à la sortie. Je me retrouve dans la ville ensoleillée à la recherche d'une boulangerie. Je n'en trouve pas, seulement une pizzéria mais je n'ai pas le temps pour cela. Je rejoins le début de la montée vers Bertone où je trouve deux concurrents en train de se reposer.
C'est mal barré ! Il me reste toute une CCC et je n'ai plus aucune réserve ! Je pourrais très bien arrêter là, je connais maintenant l'ensemble du parcours après tout. Mais je vais au moins monter jusqu'à Bertone pour voir Cyril et Maxime de Frères des Hommes avec qui j'ai sympathisé la veille, et qui y sont bénévoles. Et puis, il y a mes équipiers de l'OTW et quelques amis qui m'ont promis de me suivre sur le Live Trail. On est en plein jour. Après m'avoir vu si bien parti la veille, ils doivent être en plein suspense à cette heure ! J'imagine très bien leurs messages d'encouragement sur Facebook (effectivement, je les lirai par la suite). Mat et Oli m'envoient des sms que je ne perçois pas et ne lirai que plus tard. Je savais que je pouvais compter sur eux. Je "sens" leur présence et je me dis qu'il faut faire durer le suspense le plus longtemps possible.
A propos de "mal barré", je me souviens avoir emporté une barre salée parce que c'était conseillé. Je la mange consciencieusement. Sur ce, un gars nous rejoint et dit qu'il va en profiter pour faire un somme. Les autres partent et je me retrouve seul avec lui, ne désirant pas l'abandonner dans son sommeil. Son téléphone sonne: son pote va le rejoindre de Courmayeur. On attend le pote, un gars plein d'énergie qui est venu pour l'accompagner de Courmayeur à Chamonix. Nous montons à des rythmes différents, et le pote se met à me coacher, passant de l'un à l'autre. Il est arrivé jadis au bout de l'UTMB, difficilement, et il apprécie cette fin de course, où il faut patience, courage et technique économe. Il me donne plein de bons conseils. Je monte d'un rythme lent mais soutenu en pensant à me femme qui m'a autrefois initié à la randonnée: "le pas du montagnard". Une jeune femme fait yoyo avec moi: elle me rattrappe puis s'assied et repart.
Soudain, j'aperçois derrière elle deux organisateurs avec un t-Shirt "Fermeture" !
Bigres ! Arriver à Bertone avant eux !
J'accélère et ça tient ! La barre salée coule dans mon sang !
Il est 15h15 (15' après le temps prévu pour les plus lents). Cyril et Maxime sont à leur poste depuis 2 heures du matin, fatigués, transis mais satisfaits de la belle vue et de l'expérience vécue pendant cette longue journée glacée. En mangeant ma soupe, j'avoue que je suis "mort", que ma seule envie est que quelqu'un m'interdise de continuer, un médecin ou ces hommes-balais. Je pars cependant avant qu'ils ne nous rejoignent, accompagné sur quelques mètres par un Cyril encourageant.
Le coach improvisé continue ses allée-retour: "Vas-y, il est possible d'arriver dans les temps !" Des giboulées se lèvent. Vent violent et neige dans la figure, suivis d'accalmies dans les arbres, voire de soleil trop chaud ou de pluie. Le tracé est très roulant, mais j'ai mal aux cuisses et des difficultés à relancer dans les descentes. Je m'arrête régulièrement pour mettre ou enlever des couches. Un pantalon imperméable qui ne veut pas passer les chaussures, un jogging beaucoup trop chaud et qui prend l'eau ... Quelques concurrents qui serviront de point de mire me dépassent. La fille continue à faire yoyo autour de moi. Elle arrache, elle en veut au point de me donner mauvaise conscience de marcher. Je me force donc à courir également. Le coach réapparaît: "ouais c'est bien, tu es dans les temps ! ça va le faire !". La force commence à m'abandonner.
Arrivée à Bonatti. Rien à manger, regarder ce coca m'écoeure. Je trouve quand même une soupe et je la mange avachi. La jeune fille se lève et disparaît. Une lampe frontale traîne sur la table. Je ne réagis pas, j'ai l'esprit vide. Soudain le "pote" s'écrie "Mais qu'est-ce que tu attends Bruno ? Debout !". Je me lève en maugréant et pars sur le chemin. Une bénévole s'écrie "qui a oublié sa lampe"?". Je pense à la jeune fille mais je ne la vois pas devant. Elle réapparaît derrière (sans doute après un arrêt technique) et prend ma trace. Je n'ai pas la présence d'esprit de faire le lien. Plus tard j'espèrerai de tout coeur que ce n'était pas sa lampe, ce qui l'aura forcé à abandonner au contrôle avant la seconde nuit.
"-C'est bon, dit le corps, tu t'es bien battu, tu peux arrêter maintenant !
-Pense aux supporters ! dit l'esprit
-Vas-y Bruno, tu l'auras cette barrière horaire !, dit Mat dans un sms silencieux, mais que j'entends dans un songe lointain
-Au lit !
-Assis, change-toi j'ai trop chaud !
-Elle se bat au moins, elle !
-Vas-y c'est bon ! dit le coach
-Tenir !
-Ralentis !
-Accélère !
-Je ne peux pas ! Mal aux cuisses !
-Ce n'est rien, courage !
-Inutile de souffrir, cela devait rester un plaisir !
-Sans vouloir te froisser, tu en as encore pour 24 heures, et le prochain col est annoncé à -15°C, héhéhé
-noon, je n'abandonneraii paaas zzzzz !
-mais personne ne t'oblige à abandonner, il suffit d'arriver un peu trop tard héhéhé"
Telle est l'idée qui me vient à l'esprit après quelques heures de ce supplice, alors que je me laisse tomber sur un rocher, le ventre criant famine, le corps vidé, les muscles endoloris, dans un inconfort climatique total et en manque de sommeil. Il est facile de résister à une souffrance forte et unique, ou à un ensemble de petites souffrances, pour peu qu'on se dise que ce sera terminé dans quelques heures, qu'une récompense "finisher" est au bout ou qu'il y va de la vie d'êtres chers. Mais se dire que cela va encore durer 24 heures ! c'est trop ! Une expérience que je n'avais pas prévue !
Toujours bon à savoir qu'on n'est pas fait pour résister à la torture (moi qui me prenait pour un héros potentiel). Si vous voulez m'engager dans la résistance, donnez-moi une capsule de cyanure, c'est plus prudent.
Hé hé, ni vu ni connu, encore un petit arrêt. Mais cette fille qui en veut me redonne mauvaise conscience et me voilà reparti. Je fais le point: il me reste 5 Kms à parcourir en 1 heure. C'est relativement plat et cela termine par une forte pente. Cool, j'y serai sans problème ! Ca va les épater les copains si je passe ce cap et arrive quand même au bout !
Sauf que quand j'arrive dans ladite pente, ce n'est que boue glissante ! La progression est beaucoup plus lente que ce que mon corps mielleux m'avait sussuré.
J'arrive enfin à Arnouvaz ... avec 20 minutes de retard sur la barrière horaire ! Eliminé et ... soulagé !!!
On se retrouve dans le bus des abandons, avec des mines variables. Une femme râle que le médecin lui ait interdit de continuer sous prétexte qu'elle n'avait pas dormi, alors qu'elle avait 30' de bon. Le trajet d'Arnouvaz à Courmayeur, puis par le Tunnel du Mont-Blanc (embouteillage au payage) est interminable. C'est fou ce que les distances sont immenses en voiture, alors que ces montagnes ont l'air si ramassées.
Je me rends au réfectoire de l'UCPA où un repas nous est offert. J'y passe un excellent moment à déguster roti de porc, poisson, brocoli, frites, pâtes, gateau, glaces, tout en racontant mes aventures à des bénévoles apparemment envieux voire même admiratifs malgré mon résultat (95 Kms 5800 d+ en 24 h). Je suis par ailleurs sur le moment très satisfait de ma course: je ne suis jamais tombé, je n'ai rien forcé, aucune blessure, j'ai bien résisté au froid en n'ayant jamais mouillé ma première couche comme recommandé, j'ai battu des records de vitesse assentionnelle au début, je n'ai pas manqué de courage à la fin, et j'ai fait des nouvelles découvertes intéressantes sur moi-même et sur le corps humain (comme le fameux écoeurement du sucré, ou la possibilité de manger solide à un certain moment de la course).
Ratant le dernier bus à Chamonix, il me faudra encore marcher 5 Kms avec mon gros sac pour rejoindre le camping. Je n'arrive à dormir que 7-8 heures, trop pressé de retrouver l'ambiance de l'UTMB.
Je passe donc le dimanche à Chamonix où j'encourage les arrivants à tue-tête. Je remonte vers La Flégère, en espérant que l'un de mes compagnons d'infortune aura réussi à passer le cap. Je m'arrête pour manger et boire au Chalet de la Floria, où nous nous amusons à hurler pour obtenir un sourire las des tous ces "finishers" dans leur dernière descente. Certains ont l'air complètement abassourdis et je me félicite de ne pas en être. D'autres ont gardé le sens de l'humour, d'autres encore semblent relativement frais. C'est le cas d'une quadragénaire irlandaise que j'accompagnerai pendant un moment dans la descente: elle dit ne pas avoir dormi pendant les 2 nuits et elle me parraît particulièrement fraîche ... sauf que quand elle essaie de courir, c'est quand même un peu boîteux. Elle me relate sa course ce qui m'est de bon conseil pour la prochaine fois. A 3-4 Kms de l'arrivée, je rejoins un Polonais qui avance très péniblement en faisant la grimace à chaque pas, supporté par ses bâtons. Je me maintiens à sa hauteur et l'encourage, bientôt rejoint par d'autres spectateurs et un photographe qui le mitraille jusqu'à l'arrivée: l'image même du jusqu'au boutisme !
Aucun compagnon de fortune en vue ... sauf le "gars" et son "pote" ! ce dernier, le regard agar, ne me reconnaît même pas ! Il aura réussi à mener son gars à bon port, après plus de 20 heures d'effort personnel. Voilà un supporter acharné ! Qui sait, si je ne l'avais pas perdu de vue ...
Je profite pleinement des cérémonies de remise des prix et de fermeture de l'événement.
Au retour dans le train, au vu de mon bracelet "UTMB", ma compagne de voyage me pose une question juste avant d'arriver à Paris. Et je raconte, les yeux pleins d'étoiles.
Et encore à chaque collègue qui me demande comment ça c'est passé.
Une belle aventure à n'en pas douter !
Partant pour un nouveau cycle de 2-3 ans, avec le bonheur de savoir que je peux encore rêver de la cerise sur le gâteau !
PS: pour les illustrations et un exemple de ce que j'aurais dû faire, je recommande ce récit d'un finisher expérimenté.
Je pense que j'aurais de toute façon échoué, même en ayant fait "autrement", compte tenu de mon expérience du moment. A l'avenir, je garderais ce type d'entraînement, je continuerais à moduler ma vitesse en fonction du confort (froid ou chaud), à boire sucré etc. Il faudra plus de flexibilité quant à l'alimentation (prendre avec soi une variété de poudres, gels et barres énergétiques ou friandises salées et sucrées, mais en petite quantité de chaque, et seulement comme "en-cas" entre deux ravitaillements). Ne pas s'arrêter si ce n'est pas planifié car on perd vite la notion du temps qui passe. Garder à tout prix son avance. Systématiquement courir dans les descentes ou quand on le sent (ne pas se caller systématiquement aux autres). Ne pas dormir la première nuit. Dormir en vallée, au chaud (voire sur le bord du chemin pour gagner du temps) et après en avoir profité pour manger de manière substantielle. Manger solide toutes les 2-3 heures dès que l'on a une portion facile et lente (par exemple dans un embouteillage ou lors d'un arrêt forcé). Et dans mon cas, ne mettre un pentalon ou collant qu'en cas d'accident.
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2 commentaires
Commentaire de Simon71 posté le 07-09-2017 à 22:40:03
Quel suspens ! Allez accroché toi ;)
Commentaire de Bruno Kestemont posté le 08-09-2017 à 09:50:39
Haha merci de commenter en cours de redaction. Suspense effectivement pour les amis qui me suivaient sur Livetrail !
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