L'auteur : Hoeffaz
La course : Sur les Traces des Ducs de Savoie
Date : 24/8/2021
Lieu : Courmayeur (Italie)
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Distance : 145km
Objectif : Pas d'objectif
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Tirade Des Sommets
Sur les Traces des Ducs de Savoie. La TDS : c’est une course à pied en montagne, un magnifique demi-tour du massif du Mont-Blanc depuis Courmayeur en Italie jusqu’à Chamonix via le Beaufortain. Il faudra une petite journée aux plus rapides pour venir à bout du parcours, tandis que les plus lents mettront le double. Un Lyon-Annecy le plus vite possible, avec l’Everest au milieu. L’un des trails mythiques de la semaine légendaire de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc qui réunit chaque année les mordus de trail du monde entier.
Oh, si vous saviez la passion (l’addiction ?) avec laquelle j’ai lu les récits de course de la TDS sur internet ! Je les ai lus et relus : ils m’ont fait rêver. Ils m’ont permis de préparer ma propre course, de m’y projeter. Avant de participer à la TDS cette année, je m’étais dit aussi que je voulais raconter mon expérience. Une vidéo youtube ? Non, c’est vite narcissique. Un récit donc. Une façon de prolonger le voyage, de coucher sur le papier les souvenirs qui s'effaceront un jour ou l'autre. Mais aussi d’avoir un regard sur ma pratique du trail et d’apporter une réponse à ceux qui posent la question « pourquoi ? ». Et puis écrire, c’est aussi prendre le temps, contrairement à la course à pied. Curieusement au quotidien, la rapidité n’est pas vraiment ma marque de fabrique. Alors, si vous voulez savoir ce qui me pousse à toute (petite) vitesse sur les chemins de montagne, je vous propose de suivre le balisage de la grande course. Si vous craignez que la barrière horaire ne vous rattrape, choisissez alors sa petite sœur et rendez-vous directement à la ligne d’arrivée sans passer par les ravitaillements ; je vous aurais prévenu.
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La TDS, quel marathon pour s’aligner sur le départ ! Pour moi, tout commence avec la CCC (une autre course de l’UTMB), l’obtention des points nécessaires à justifier mon niveau d’expérience, le tirage au sort favorable, l’inscription et le tiroir-caisse, la pandémie, le confinement, le report, la réinscription, le nouveau passage au tiroir-caisse. Et très peu de course à pied. La motivation arrive finalement au printemps où sans transition, j’enchaine sur un volume d’entrainement important mais non contraignant d’avril à juillet. Plaisir avant tout. Grâce aux pied-à-terre familiaux dans les Alpes, je réussis à caser quelques marathons solitaires en montagne : ça moule les chaussures, forme les cuisses et forge le mental. Plus que des entrainements productifs, ces sorties ont surtout été de bons moments d’évasion en montagne. Les bouquetins ont été les témoins de mes hurlements de joie à cavaler dans les sentes de la Chartreuse ainsi que sur les belvédères que seul le massif des Bornes offre à ceux qui les atteignent.
En août, la préparation se résume surtout à des petits footings, du repos et des vacances qui commencent avec une irraisonnable nuit blanche de fête. Curieusement, le sommeil ne vient pas facilement les nuits suivantes : le petit cheval TDS trotte dans ma tête. Pourtant, après un sévère traileur-qui-a-atteint-son-objectif-blues post CCC, je m’étais promis de ne pas vivre TDS, parler TDS et rêver TDS. Et accessoirement, d’éviter que ma femme en ait raz les flasques de ne m’entendre parler que de course à pied.
Cette promesse, j’ai réussi à la tenir (à peu près) au fil des mois, mais l’échéance approchant, la machine infernale se déclenche au coucher : « Mon matériel est-il au complet ? Mince, je n’ai pas de logement à Chamonix. Il faut que je peaufine mes temps de passage. Et la crème anti-échauffement pour les pieds, je commence le traitement quand ? ». Au-delà de ces questions pratiques existentielles, c’est surtout à la course elle-même dont je rêve, à l’ambiance à Chamonix, à la magie de l’UTMB, aux paysages grandioses que je vais traverser, à mon mental qui sera mis à rude épreuve. Je me projette sur le parcours que je connais déjà par cœur, récits et vidéos Youtube à l’appui.
Fin août. J’arrive la veille à Chamonix car le retrait des dossards n’est pas possible le matin même. Au gymnase de l’Ecole Nationale de Ski de d’Alpinisme, il n’y a pratiquement pas d’attente et je récupère mon précieux numéro rapidement. Le protocole sanitaire oblige à ne pas s’éterniser dans le gymnase : il n’y a d’ailleurs pas l’habituel anxiogène contrôle du matériel obligatoire.
Il me reste du temps pour flâner dans les rues de Chamonix, noires de monde, et m’imprégner de l’atmosphère qui nous baigne. C’est fou toute cette ferveur des traileurs et de leurs familles. On a vraiment l’impression de prendre part à un évènement qui nous emporte. Chamonix, c’est déjà toute une ambiance en temps normal, mais la dernière semaine d’août, c’est magique ! Traileurs, randonneurs, alpinistes, touristes, quel brassage !
Je rentre dans ce temple de la consommation qu’est le village des exposants. Et je n’y échappe pas, je craque et j’achète un t-shirt UTMB pour mon fils. Est-ce pour flatter mon ego par effet miroir ? Pour partager plus tard ce moment qui pour l’instant n’appartient qu’à moi ? Par envie de lui transmettre une passion ? Je flâne dans le salon, jusqu’à ce stand qui propose un capteur de glycémie à se piquer dans le bras et dont le résultat s’affiche en temps réel sur le téléphone. Moment d’hallucination. Pour les malades oui, pour les coureurs, non ! Et le ressenti ? Je ne suis pas un cyborg et je n’ai pas besoin qu’un écran me dise quand prendre du sucre. Je m’éloigne définitivement quand le vendeur ne me rassure pas du tout sur la protection des données personnelles. J’en profite alors pour regarder l’heure sur ma super montre GPS qui mesure ma fréquence cardiaque, affiche le résultat en temps réel et m’indique quand ralentir. Je peux même envoyer ça sur les réseaux sociaux. Contradiction ?
En sortant du salon, je me demande si le traileur (globalement CSP+ citadin) n’est finalement pas qu’une cible marketing de plus, avide de matériel textile et électronique dernier cri. Chaque sport a ses codes, sa culture et son équipement propres. Je constate qu’en matière de course à pied, c’est aussi la course au matériel. Cela nous aide-t-il vraiment ou bien est-ce juste un moyen de nous rassurer devant l’effort qui nous semble impossible ? Chacun son grigri. Comme, à l’opposé, ce coureur qui réalise tous ses ultras avec son jean. Malgré tout, il reste évident qu’un bon équipement est un plus non négligeable.
A Chamonix, la principale attraction reste la ligne d’arrivée Place du Triangle de l’Amitié, au cœur du village devant l’église. J’applaudis les finishers (ceux qui finissent) de la MCC, la plus petite course de la semaine UTMB. Un marathon montagnard depuis la Suisse quand même ! Je les envie d’arriver devant la foule qui s’écarte pour les laisser passer et qui sacre chaque coureur comme un champion du Tour de France. Pour ma part, je prévois d’arriver à l’heure matinale où seuls les accros de l’application livetrail (suivi en direct des coureurs) se lèvent pour accueillir leurs poulains respectifs : tout le monde dormira, sauf mes proches. Sinon, c’est que mon estimation aura été trop optimiste. Le speaker annonce que plusieurs rescapés de l’émission de télé Kho-Lanta participent aux courses de la semaine, dont un certain Matthieu : il finira sur le podium de la course reine ! Autre personnalité présente : le sympathique aventurier Mike Horn. J’aurais volontiers tchatché avec lui si l’occasion s’était présentée.
Mais ceux qu’on attend le plus, ce sont les élites. Les meilleurs coureurs sont globalement tous présents, en particulier français et américains. Il n’est pas rare de les croiser sous la statue du docteur Paccard ou dans l’un des chalets du salon. En tout cas, on attend un choc de titans ! L’une des caractéristiques de cette discipline : le commun des mortels descend dans l’arène avec les grands champions, comme pour dire : chacun sa chance ! Il faut espérer que ce brassage perdure malgré la professionnalisation de la discipline. C’est ça aussi l’esprit trail, la simplicité, à l’image de beaucoup de champions comme Nathalie, Kilian, Xavier, François et tant d’autres.
Je m’installe confortablement en terrasse. Les pâtes bolo passent comme de la Nok, cette crème grasse anti-frottements qui retarde l’apparition des ampoules. Au téléphone, ma maman demande : « Est-ce bien raisonnable ta course ? ». Son inquiétude me surprend, elle que son mari a emmenée en haute-montagne et dont les enfants ont pris le virus. Je la rassure : « Mais qu'est-ce qu'il peut m'arriver ? Certes, il ne faut pas trainer, mais ça reste une grande rando ! Au pire, je me fais une cheville. Ce n’est pas de l’alpinisme ». Les traileurs ne le savent peut-être pas, mais une « course en montagne » n’a signifié pendant longtemps rien d’autre qu’un itinéraire alpin engagé, l’ascension d’un sommet. Si un guide chamoniard vous demande quelle course ambitieuse vous souhaitez faire, ne lui répondez pas l’UTMB, mais parlez-lui des Grandes Jorasses. Ma mère pense-t-elle que je vais gravir en courant une face nord ? La suite démontrera malheureusement une nouvelle fois que le risque zéro n’existe pas en montagne.
La veille de la course, contre toute attente, je dors super bien. Sans doute la pinte dinatoire y a contribué. Je crois surtout qu’en fait, je suis prêt : la préparation et le stress sont derrière moi. Au gite, c’est très international, que des étrangers ! Je rencontre une Israélienne qui vient de boucler seule le tour du mont-blanc en rando avec un sac à dos bien plus large qu’elle. Quel mérite ! J’échange aussi avec un Hongrois qui vient tenter à nouveau sa chance sur la course. Il sort son gâteau maison : il ne s’alimente qu’avec des produits dont il a l’habitude, hors de question de prendre le moindre risque. Nouveau grigri, prudente routine ou protocole strict dicté par de mauvaises expériences ?
Je sympathise avec un Espagnol. Il me propose une pommade anti-inflammatoire. J’accepte par politesse, mais la crème n’alourdira pas mon sac : en course, je préfère ne pas tricher avec mon corps. Le coureur porte un beau tatouage UTMB au mollet. Il affiche aussi des reliques de bracelets UTMB/CCC au poignet en plus de celui bleu azur donné par l’organisation à chaque participant de la TDS. Pas sûr que ces talismans lui portent chance : il n’arrête pas de gesticuler en panique, de retourner ses sacs dans tous les sens en disant quelque chose comme « dorsales, dorsales ! ». Il me faut un petit moment pour comprendre que le malheureux a égaré son dossard ! Il finira heureusement par obtenir un nouveau numéro auprès de l’organisation, ouf !
L’heure du départ approche, nous recevons un sms de l’organisation : les départs des bus sont avancés en raison de l’inévitable bouchon à l’entrée du tunnel du Mont-Blanc. Tant mieux, ça laissera plus de temps à la digestion des pates ingurgitées à la va vite juste avant de partir. Et ça me permettra de cogiter un peu sur ce que je m’apprête à faire.
Le tunnel à peine franchi, le val d’Aoste nous accueille sous la pluie. Sous une bonne rincée, je déballe mes affaires et recontrôle inutilement mon sac de course. Je finalise mon sac d’allègement qui m’attendra à Beaufort avec mes affaires de rechange, le reste sera rapatrié directement à Chamonix. Les goutes ont décidé de nous laisser sécher mais j’irai attendre le départ sous un toit, au cas où. Nous sommes répartis en plusieurs sas de départ selon notre niveau. Les vagues partent les unes après les autres et j’attends ma déferlante, l’avant dernière. Dans notre enclos, excités de bientôt partir en montagne, nous trépignons d’impatience comme des vaches avant l’estive. Les postulantes au titre de reine ont déjà rejoint l’alpage, le reste du troupeau attend son tour. C’est l’heure du goûter, mais je ne mange rien. A l’approche de l’arche de départ, on nous annonce des pluies fortes mais très localisées pour la fin d’après-midi : rien d’inhabituel en cette saison pour le massif du Mont Blanc. Le speaker nous rappelle de bien adapter notre équipement et notre allure en fonction des conditions. Il aura bien raison.
Dans la navette nous emmenant vers notre destin, mon voisin italien me soutenait que nous partirions accompagnés de « Conquest of Paradise », mémorable musique du film Christophe Colomb et emblématique hymne de l’UTMB. Ce sera en réalité la non moins émouvante bande son du long métrage Robin Hood « Fate has smiled upon us » qui nous fera vibrer comme jamais. Les frissons montent, les poils se hérissent, mais les larmes ne tombent pas : je me les garde pour plus tard, pour après-demain.
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Dieci, nove, otto, sette, sei, cinque, quattro, tre, due, uno : go ! Andiamo ! Portés par l’excitation et les viva de la foule, nous nous élançons avec un tempo digne du sas élite ! C’est du délire ! Nous sommes vite rappelés à notre modeste condition : la sortie du village vite passée, nous voilà immédiatement en montée et pour un bon moment. Ça calme tout le monde, retour à la réalité, plus personne ne court.
Passé l'effervescence du départ, je me retrouve vite face à moi-même, à mes rêves d’abord. Viendront ensuite les doutes. Et puis plus tard encore, le plaisir d’aller chercher en moi des forces enfouies. Enfin…si tout se déroule comme prévu.
Aveu : je ne suis pas vraiment un coureur. Plutôt un montagnard. Je ne porte en général qu’un dossard par an. Mais j’ai grandi avec la montagne. J’y grimpe à pied, à ski, en crampons ou en cordée. Mais surtout en famille. Pour moi, courir n’est pas une fin en soi, mais une autre façon d’être en montagne. Plus solitaire et introspective aussi. Plus proche de ma personnalité ? En alpinisme, on franchit à plusieurs des difficultés qu’on ne traverserait pas tout seul. En trail, les risques objectifs étant nettement plus bas, on peut partir seul et ne compter que sur soi. Pour beaucoup de pratiquants, c'est la course à pied qu’il les a amenés en montagne. Moi, c'est la montagne qui m'a amené à la course à pied. Certes, il n’est pas nécessaire d’avoir un numéro collé sur le ventre pour courir en montagne, mais le trail c’est aussi l’excitation du dossard, la chaleur des ravitos, la stimulation de la compétition, l’échange avec les bénévoles et le bon esprit entre les participants !
Nous montons d’abord sous les remontées mécaniques et sans véritable vue sur le massif du Mont-Blanc, masqué par le Mont Chétif qui ne l’est pas tant. Dommage, heureusement cela passe vite. En attendant, la concentration porte sur la gestion de course. Trouver son allure, ne pas se cramer, la route est longue. Le premier ravitaillement est au col Chécrouit. J’y reste le temps de boire du coca et une composition d’ingrédients qui ressemble vaguement à un sandwich.
La suite du parcours évolue, nous sommes désormais sur un petit sentier hors du domaine skiable. Le panorama se dévoile et le versant italien du massif s’offre enfin à nous, bien plus sauvage que son pendant chamoniard. Le Mont-Blanc reste caché sous un lourd couvercle menaçant mais plus proches, des nuages moins épais laissent passer de réguliers rais de lumière : on aperçoit les sommets comme au travers d’une persienne. Leurs flancs s’imposent comme une barrière infranchissable que nous laisserons sur notre droite pendant que nous remontrons plein ouest le Val Veni. C’est magnifique, je ne m’en lasserai pas. Mon téléphone est dans mon dos. Je ne prendrai hélas aucune photo.
J'adore les cartes, je peux les regarder pendant des heures. Surtout les cartes IGN en relief et en particulier celle placardée dans la maison familiale, celle qui a animée tant d’interminables discussions préparatoires de sorties en montagne. Un sommet transalpin avait depuis longtemps retenu mon attention, celui du Mont Favre, et pour cause, c’est aussi mon patronyme ! Aucune surprise, c’est un nom courant dans la région. La légende familiale retiendra que c’est forcément un ancêtre qui en réalisa la première ascension….
Sur ladite montagne, au point de contrôle, un organisateur scanne ma puce. Je gonfle la poitrine portant mon dossard sur lequel figure mon identité. Ça fait chou blanc, tout le monde s’en moque évidemment. Ou plutôt personne ne voit. Je m’arrête quelques fois. Pas question de me reposer, mais de prendre le temps de contempler le paysage grandiose, sur le versant opposé du vallon. Sous un ciel gris sombre, l’Aiguille Noire de Peuterey, terrifiante, se dessine tandis que plus proche je cherche, perché au-dessus du glacier du Miage, le refuge Gonella dans lequel j’avais dormis lors d’une ascension au Mont Blanc. En regardant encore une carte, j’y avais d’ailleurs découvert que le Monte Bianco est, sur les cartes italiennes, sur la frontière, alors que sur nos cartes françaises, nous avons pris soin de faire passer la frontière plus au Sud, laissant le toit de l’Europe intégralement en France. Qu’importe son royaume, sa majesté est à tout le monde. L’endroit est vraiment à couper le souffle. Ce dernier ne me manque pas pour courir dans les sections roulantes de ce balcon bucolique. Un troupeau discret se signale ; cette caravane posée là au milieu de nulle part a-t-elle été héliportée pour abriter le berger ?
Le sentier plonge enfin dans le vallon, c’est la première descente et je suis bien content de pouvoir lâcher un peu les chevaux. Me voici au ravito du Lac Combal, posé sous les moraines en contrebas de l’Aiguille des Glaciers. Le thermomètre tombe. Le masque chirurgical ne me servira même pas de cache-nez contre la morsure du froid, personne ne le porte, personne ne l’exige. La veste en haut, le collant en bas. Je bois le premier bouillon d’une longue série. Un choix de luxe nous est proposé : « avec ou sans vermicelles ? ». Ce sera avec, mais sans cuillère, une flemme monstrueuse de sortir la mienne du sac prend le dessus. Les doigts feront l’affaire. Le cerveau bascule déjà en mode survie, les fonctions vitales doivent rester opérationnelles, le reste passe après. Il s’agit ici de s’alimenter, peu importe comment. Les prochaines fois, je laisserai ma cuillère dans les poches avant.
J’ai l’impression que la course a à peine commencé. Et déjà je vois quelqu’un s’enregistrer à l’abandon. Déjà ? Je me demande bien pourquoi. Chute, chute de la glycémie, chute du mental. Manque de sels, manque de sommeil, manque d’entrainement, de pugnacité. Epuisement, entorse, tendinite, mal au ventre, insolation, crampe, ampoule, ongle noir. Trop chaud, trop froid, trop long, trop dur. Tenté par le bus de rapatriement ou rattrapé par la barrière horaire. En trail, les raisons d’arrêter sont nombreuses. Dans la course aux chiffres que représentent celles de l’UTMB, la TDS détient le record d’abandons : un gros tiers des prétendants à la ligne d’arrivée ne la franchira pas. Et comme chacun des participants, je suis convaincu que ce ne sera pas mon cas. Sauf que moi, je sais que c’est vrai !
Inutile de s’attarder plus ici, je repars du ravito en trottant. Comme un tibétain s’adressant aux sommets-déesses, je demande à ces éminences de me laisser passer. Mon regard porte au loin et j’aperçois, songeur, fermant la vallée qui redescend derrière nous vers Courmayeur, le col de la Seigne, qu’emprunteront dans quelques jours les coureurs de l’UTMB. Le sentier franchit un ruisseau peu profond et finit par retrouver une pente digne de ce pour quoi on est venu. Je marche donc.
Evidemment, que je marche. On entend des personnes dirent avec dédain que le trail s’adresse aux coureurs incapables de faire un temps correct en demi-fond. Ce n’est pas complétement faux, mais la vélocité serait-elle plus méritoire que l’endurance ? A l’opposé, les alpinistes peuvent afficher autant de mépris pour ces coureurs qui se font un Everest d’une simple montagne à vaches. Ce n’est pas complétement faux, mais la montagne ne se partagerait-elle donc uniquement qu’entre grimpeurs insensibles au vertige ? Et moi dans tout ça ? Coureur moyen, modeste alpiniste mais amoureux de la montagne. Quand je ne pourrai plus grimper ni courir, je continuerai d’aller là-haut dans mes montagnes. D’ailleurs, plus je cours, plus j’ai envie de me lancer dans la grande traversée des Alpes, du Léman à Menton. Mais surtout pas en courant ! Quel gâchis ! Non, en prenant le temps, en doublant la durée nécessaire habituelle. Pour divaguer, contempler, faire des détours, s’arrêter, avancer sans compter. Et repousser au plus tard possible une arrivée paradoxalement tant désirée. Je rêve ou je viens de faire l’éloge de la lenteur en plein milieu d’un ultra-trail ?
Cette dernière pensée me réveille alors que j’attaque le sentier bien raide qui nous emmène vers le col Chavannes. En montant, le peloton s’étire et la file indienne s’installe sur l’étroite trace grimpante. En contrebas du col, mon poursuivant, qui vient de la Réunion, me pose des questions sur le parcours, il ne sait pas bien où on en est. Il traverse la moitié du globe pour participer à la course de ses rêves et n’a pas pris la peine de regarder le topo : consternation. Il est surpris de son caractère difficile et alpin : stupéfaction. Il me dit avoir fini la sœur jumelle réunionnaise de l’UTMB, la gargantuesque Diagonale des Fous, qui traverse l’ile de part en part : admiration. Compagnons d’infortune, c’est que nous avançons à la même allure : comparaison. Me voilà donc rassuré sur ma capacité à terminer cette course : persuasion. A ce stade, tous les signaux positifs sont bons à prendre : satisfaction.
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Une dernière rude montée nous hisse vers le Col Chavannes, cette échappatoire qui nous permet de quitter le Val Veni. Première épreuve franchie ! Au col, c’est magnifique. Sauvage à souhait. Du vent. Il y a de l’humidité dans l’air. Je me rapproche des nuages. Le plafond s’abaisse-t-il ou est-ce moi qui prend sérieusement de l’altitude ? L’austérité du lieu est saisissante. Malgré la beauté, les conditions météorologiques rendent l’endroit guère hospitalier et il n’est pas question de s’éterniser ici. C’est l’heure du dîner, mais point de ravito au col Chavannes, juste un poste pour scanner les puces électroniques de nos dossards. Une barre de céréales, un coup d’eau et c’est reparti. La nuit via bientôt arriver. Je sais que je devrais anticiper et sortir ma lampe frontale. Encore une fois, on verra plus tard. L’expérience de la cuillère ne m’a pas servi. Ce n’est pas vraiment de la flemme ; c’est comme au ski, quand une envie pressante se fait sentir alors que vous avez plusieurs épaisseurs de sous-vêtements sous la combi. N’attendez-vous pas le dernier moment ?
Le vallon qui s’ouvre devant nous est bouché par de sombres nuages, je devine la pluie qui nous attend. Ça ne m’affecte pas le moral. Je remercie mon vélo qui, tous les jours de l’année et par n’importe quelles conditions météorologiques, me pousse à sortir de ma zone de confort.
Nous suivons une large piste carrossable en pente douce pendant des kilomètres, rien à voir avec ce que nous venons de monter de l’autre côté. Plusieurs heures après le départ, je peux enfin avancer à une allure qui s’approche communément de ce qu’on appelle la course à pied en endurance ! Dans le modeste groupe qui m’entoure, je suis quasiment seul à courir, alors que c'est la première descente roulante. Intrigué, je poursuis à mon rythme. L’ombre vespérale tombe progressivement et les lampes s’allument une à une. Je n’ai toujours pas sorti ma frontale. Je profite longtemps de l’éclairage des autres. Quand je m’arrête enfin pour m’équiper, me retrouvant brièvement seul, je réalise seulement qu’il fait nuit noire.
Je repars. Dans les cuisses, ça tire. Avec le chaud/froid, les muscles sont mis à rude épreuve : les crampes émettent l’idée de s’en donner à cœur joie. Quelques pastilles d’arnica les stopperont dans leur élan. Le mien n’en sera pas affecté : c’est toujours la descente et les bornes défilent, je m’en rends bien compte. C’est bon pour le moral. On ne distingue pas plus que ce que le faisceau de notre lampe veut bien nous dévoiler. Devant, le serpentin lumineux trace la route ; le ballet des frontales restera toujours un point fort des courses nocturnes.
A l’Alpe de Porassey, nous quittons la piste carrossable par un sentier plongeant au fond du vallon de Chavannes. Une légère passerelle en bois nous permet de ne pas nous enfoncer dans ce qui ressemble à une tourbière. Et de l’autre côté, inévitablement, on se remet à monter. Un groupe de supporters dans l’attente de voir passer son champion enflamme le franchissement d’un lacet de la route menant au Petit Saint-Bernard. Les sensations sont bonnes, je n’ai pas particulièrement besoin de réconfort, mais leurs acclamations me donnent des ailes. J’ai l’impression de ne pas me faire beaucoup dépasser. Je me sais meilleur en montée qu’en descente. A ce moment, je me fais fort de rattraper toute personne devant moi, c’est stimulant. Et puis, s’empiler machinalement à l’arrière d’un bouchon : non. C’est trop facile comme posture, celle qui consiste à confier son allure à un autre. C’est le fléchissement du mental. Toujours relancer, évidement quand c’est possible.
En termes d’horaires, je suis incapable de dire depuis combien de temps je cours. En trail, la notion du temps qui passe est toute relative, surtout la nuit. Par ailleurs, je ne consulte pas le véritable tableau de bord qui s’affiche sur mon poignet gauche, à quoi bon ? Et puis pour cela, il faudrait soulever la manche de ma veste. Ce geste supplémentaire serait trop d’effort. Ce n’est qu’aux ravitos que je regarde l’heure pour savoir si j’ai la barrière horaire aux fesses. En revanche, le poignet droit porte une seconde montre qui sonne régulièrement : un compte à rebours me rappelle à intervalles fréquents qu’il faut boire avant d’avoir soif. Sinon j’oublie. Encore la flemme ? Ou un grigri qui m’assure (comme en escalade) une bonne hydratation ? Peut-être, mais ce bibip cadencera ma course du début à la fin. Mon indicateur d’hydratation n’est quant à lui pas électronique : j’urine énormément. C’est bon signe. Je mange aussi régulièrement, même une bouchée. Peu mais en continue, c’est la recette qui fonctionne.
Le col frontalier se rapproche. La pluie sera finalement tombée sur la tête de course et aura épargné la mienne, laissant malgré tout un sentier bien boueux. Nous traversons un alpage et franchissons une clôture électrique dont il faut soulever la tige en plastique servant de portillon. Chaque coureur la maintient en l’air pour le suivant voire, les suivants. C’est bon esprit, je me sens bien. Un torrent chante gaiment et un joli pont en pierres nous jette de l’autre côté. Nous traversons une zone bien humide, le lac Verney se laisse deviner en contrebas dans la nuit. S’ensuit alors une rude montée pour arriver au col du Petit Saint-Bernard mais ici, point de chien pour nous venir en aide avec un bidon de génépi. C’est raide, très raide. C’est la file indienne. J’active le mode robot dans le chemin qui file droit dans la pente. Comme un automate, je regarde le sol, ancre mes bâtons, me hisse et recommence. Encore et encore. J’en bave. Aussi parce qu’il me semble être entouré de myrtilles. Il faudra revenir faire des confitures.
Homme libre, toujours tu chériras la montagne ! Comme la mer, n’est-elle pas un miroir dans lequel tu contemples ton âme ? C’est beau de l’air, de la roche, de la glace. Dans le déroulement infini des sentiers, je chemine, intérieurement. On m’a souvent demandé à quoi je pense pendant toutes ces heures de course. Et bien, à rien. A rien d’autre qu’à moi. Je suis dans l’instant présent, je vis l’instant présent. Il s’agit en même temps d’un moment de lutte et de plénitude. J’avance dans l’inconnu. Je ne sais pas ce que j’ai devant moi, mais je sais ce que j’ai en moi. A moins que ça ne soit l’inverse ? Je suis à l'écoute de mes sensations. Et des notifications des messages de mes supporters qui s'accumulent sur mon téléphone. Alors je pense à des choses plus concrètes : Est-ce que je garde ma veste ? Ai-je bu à mon dernier bipbip ? C'est quoi ce drapeau figurant sur le dossard devant moi ? Ouh là, celui-là il souffle comme un éventail. Mince la flaque ! Quand est-ce qu’on arrive ? Ouah trop beau ! Vivement que ça monte. Vivement que ça descende. Ça va être long…. Mais qu’est-ce que c’est bon !
En trail, on passe par tous les stades émotionnels, ça génère beaucoup de pensées qu’on ne partage qu’avec soi-même. Tel un pèlerin, j'ai essayé de réciter des prières ou des poèmes qui m’inspirent, pour passer le temps. Je ne suis jamais arrivé au bout de quoi que ce soit. Déjà, je ne sais pas faire plusieurs choses à la fois. Mais surtout, il devient impossible de respirer correctement dans l’effort en récitant mentalement car ma gorge bouge quand même, en désaccord avec mes inspirations et expirations ultra cadencées. Qui l’eut cru ? Essayez, on en reparle après.
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Enfin le col, sous un coup de fatigue. Dernier ravito italien, première cour des miracles. Des coureurs partout, des accompagnants aussi, la route étant toute proche. De grandes tentes ouvertes protègent tant bien que mal contre le froid et la nuit. Les tables sont remplies, tous les bancs occupés. Je me serais bien assis pourtant, ce qui ne m’est pas arrivé depuis Courmayeur. Mon ravitaillement est consommé avec réconfort. Bouillon, coca. Ainsi que du solide. Et rebelotte. Pour la première fois, je saisis mon téléphone. Il est temps pour ma femme d’aller se coucher, elle a du suffisamment veiller. Je lui envoie ce texto lapidaire : « ça va être long ». Même pas un tiers de la course ! Je crois que je réalise seulement à ce moment-là l’ampleur de ce qui m’attend, de ce qu’il me reste à parcourir. Comme si mon téléphone avait agi tel un artefact me ramenant du rêve à la réalité. Lucide, je continue : « ça va. Je dormirai à Bourg Saint-Maurice ». Je m’étais préparé des temps passages estimatifs. Je ne les consulterai jamais. Mais à ce moment-là, ma femme me dit que je suis bien. Ça me va, pas besoin d’en savoir davantage.
Tel est le choix du naufragé : rester confortablement reclus sur son île déserte, ou risquer de se lancer en radeau vers l’horizon ? A ce stade de la course, je ne me pose pas la question. Je repars et laisse l’effervescence du ravito derrière moi. Les autres papillons de nuit arriveront-ils à quitter la rassurante lumière ? La suite du programme consiste en une longue, très longue descente jusqu’à la vallée de la Tarentaise. Au début, le sentier joueur longe un ruisseau et permet de s’amuser un peu. Rapidement, c’est une facile piste carrossable d’alpage. Une fois encore, je me retrouve seul à courir alors que mon entourage marche. Autant souvent ça me rassure, mais là je doute. Suis-je en train de m’emballer ? Je ne crois pas, j’ai trouvé mon rythme, c’est tout. Je suis bien.
Les nuages ont désormais complétement disparu. A l’est, sans filtre, la pleine lune nous éclaire d’une lumière blanche éclatante qui masque presque les étoiles. Combien de fois ma pensée se fixera sur ce simple constat : je me sens vivant, libre, heureux et à ma place. J’irai au bout, j’en suis convaincu. Cela m’aidera aussi pendant les rares et brefs petits coups de moins bien. Toujours trouver des idées positives pour se remotiver. Le traileur ressemble au dénivelé qu’il parcourt : il y a des hauts et des bas. Des euphories dont il faut profiter avec modération et des difficultés qu’il faut surmonter : patience, ça ira mieux demain.
D’ailleurs, ça y est, on doit déjà être demain. Je n’ai pas vu le temps passer. Désormais, je cours presque seul. Quelques lumières voltigent par-ci par-là. Au sol, au passage de ma lampe frontale, la rosée blanche couchée sur l’herbe scintille comme une mine de diamants. Le silence, la montagne, la nuit. Magique. Je suis bien, vraiment bien. Je ne voudrais être nulle part ailleurs.
Quand on pratique la montagne, on est connecté au milieu qui nous entoure, on fait partie d’un tout. Le vacancier ne part-il pas à la montagne, tandis que le pratiquant va en montagne ? Le premier reste sur le seuil, le second le franchit, parfois sans trop savoir pourquoi. Que vient-on chercher en courant là-haut ? Les traileurs : nouveaux « conquérants de l’inutile » ? aurait-pu se demander l’alpiniste Lionel Terray. J’aime cette formulation même si l’esprit de conquête me paraît aujourd’hui datée. Je préfère l’inutile.
Je hèle en passant un coureur solitaire arrêté en train de vomir sans pudeur : « Are you OK ? ». Je me satisfais d’un « yes » qui se perd quand je le dépasse : il dit faire ça régulièrement pendant ses courses pour aller beaucoup mieux après. Alors que je trottine, il me redouble juste après : plutôt efficace ! Pour ma part, côté gastrique, j’ai souvent de l’air bloqué, ce qui me gêne considérablement. Je dois souvent mettre mes doigts au fond de la gorge pour évacuer ce trop-plein dans un bruit tonitruant. Il faut dire qu’en course à pied, les douleurs de ventre sont, comme qui dirait, courantes…
Nous quittons la piste d’alpage pour un sentier qui se perd dans les résineux. Enfin, j’atteins le fond de vallée. Un coca express au ravito du village de Séez, et me voilà presque à Bourg Saint-Maurice. Nous retrouvons la route. Pas mécontent de retrouver la stabilité du macadam pour un petit moment après cette descente sans fin, j’échange en style télégraphique avec une coureuse que je rattrape : « Enfin un peu bitume » dis-je ; « Vivement que ça monte » me répond-elle. Tout est dit. On est bien entamé par la descente, les cuisses ont chauffé mais sont loin d’être cuites. Du moins, en ce qui me concerne. J’en ai encore bien assez sous le pied pour courir allure footing. Je mène le train pour un coureur qui ne lâche pas mon sac à dos. Mais quand va-t-il me doubler ? On joue, il reste dans mes talons et me dépasse dans la dernière ligne droite.
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Bourg Saint-Maurice, enfin ! Un tiers de la course déjà ! Un très grand marathon, tout bosselé. Nous traversons ce qui doit être la rue piétonne principale de la ville. Les guirlandes lumineuses lui donnent un côté déco de Noël. Il ne manque que la neige. Des SUV sont garés sur la gauche de la rue qui mène au ravitaillement. Les coffrent se referment sur des coureurs saucissonnés dans leurs duvets. Autoritaire et bienveillante, une femme s’adresse sèchement à son mari : « Maintenant tu te tais et tu dors ».
Premier ravito dans un gymnase et première fois qu’on nous demande de mettre les masques. Des tables et des bancs pour tous. C’est une fourmilière où chacun s’affaire, se change, se nourrit, se soigne, profite de sa famille. Certains se dirigent avec peine ou soulagement vers l’enregistrement des abandons. Je n’aime pas voir ça. Cela m’attriste de voir cette table de la défaite, presque une table de la honte, à l’écart, derrière un rideau. L’emplacement est-il choisi pour nous préserver de ces pensées négatives ?
J’ai toujours réussi mes trails. Sauf le premier, une SaintéLyon réalisée en mode découverte. Drôle d’idée quand on sait qu’il s’agit d’une course entre Saint-Etienne et Lyon, la nuit, l’hiver. Une épreuve terrible, physiquement, mentalement et nerveusement. Refusant la voiture balais qui m’était proposée au dernier ravito, ignorant l’aide spontanée des automobilistes voulant abréger mon calvaire, j’étais alors arrivé, claudiquant seul depuis longtemps, une heure après la barrière horaire. Mais arrivé. Première réaction à chaud : « Plus jamais ça ». Trop tard, le virus était pris. Et en une décennie de trails, aucun autre échec. Mais aucune autre victoire comme cette première course qui m’a bétonné le mental. La difficulté ira croissante avec l’expérience. Malgré tout, ma référence était ancrée : l’équivalent d’un double marathon ! Ça me fera relativiser beaucoup d’autres distances par la suite.
Dans ce grand asile salutaire de Bourg Saint-Maurice, je m’accorde une vraie pause cette fois. Je m’assois. Je me sers, ou me fais servir plutôt, protocole sanitaire anticovid oblige. Quand je pense à la propreté des participants pendant les trails, je me dis que cette mesure d’hygiène élémentaire devrait être systématique sur toutes les courses. La propreté des mains est bien le cadet de nos soucis, mains qui ne servent pas qu’à tenir les bâtons : petite pause technique sur le bord du sentier, soucis gastriques à régler, cuillère d’infortune, vomi libérateur, mouchage primitif, perçage d’ampoules…. Hum, c’est sûr qu’il y a à boire et à manger sur les tables des ravitos en self-service ! Heureusement cette année, il y a du gel hydroalcoolique à l’entrée des ravitaillements.
Moi, je prends de tout. Plusieurs fois et dans le désordre. Du chaud, du froid, du sucré, du salé. Peu m’importe. Je sais que la suite qui m’attend est un gros morceau, la section redoutée par tous. La plus grosse montée du parcours : l’avenue des champs Elysées à la verticale. Un mur suivi d’une descente rocailleuse pour rentrer en plein Beaufortain, via la Col de la Forclaz et le Passeur de Pralognan, au caractère alpin bien marqué. Plusieurs heures d’effort, de nuit, sans ravitaillement jusqu’au Cormet de Roselend. Même la maitresse course UTMB n’impose pas une telle ascension aux coureurs. Qu’à cela ne tienne ! J’essaie de me convaincre. « J’en ai vu d’autres. C’est juste une grande bavante. Ce sera sans doute plus redouté que redoutable ». Méthode Coué. Ou Méthode Kway, comme pour m’imperméabiliser le mental. A propos d’emmental, je ne trouve au ravito ni beaufort ni reblochon pour nous rappeler que nous sommes en Savoie. Dommage car ici, chaque vallée a son fromage. Et chaque vallon a son patois : la toponymie locale nous rappelle sa diversité. Forclaz, passeur, cormet, col : tout ça pour dire la même chose !
Je reste un moment à Bourg Saint-Maurice. J’ai le temps. Je suis à peu près serein quant à la barrière horaire. Avant de quitter mon rassurant refuge, je m’offre comme programmé un petit somme sur le parquet du gymnase. Mais impossible de fermer l’œil, je suis bien trop excité. Alors, je me charge en eau à bloc et je remplis une flasque de boisson énergétique. Je bourre mes poches de barres de céréales, réajuste ma frontale et me jette dans la gueule du loup.
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Pas de mise en jambe, ça grimpe tout de suite. En montée, je me focalise sur mon souffle et mes pas, très réguliers, très cadencés. Dans la forêt, le raide sentier lacéré de racines ne laisse aucun répit. Je remarque une tendance naturelle à mettre mes pas dans celui de mon prédécesseur. Parfois, il faut relancer pour pouvoir doubler, mais là c’est vraiment raide. Alors c’est plus facile ainsi, se laisser guider, le temps que la volonté se repose un peu. Quand je considère que les appuis choisis ne sont plus judicieux, c’est que la pause est finie : il est temps de dépasser. Il n’est évidemment pas question de jouer un classement (du moins pour l’instant), mais c’est toujours satisfaisant. Rattraper celui qu’on voit au loin est un petit défi qui contribue à l’accomplissement du grand. Toujours se fixer des petits objectifs à portée de jambes. En cas de difficulté dans cette arène singulière qu’est le trail, j’ai cette maxime adaptée d’un péplum : « Le découragement nous sourit à tous, tout ce qu’on peut faire c’est lui sourire à notre tour ». Ça me booste. Ce qui me donne le cafard en revanche, ce sont les coureurs qui redescendent, j’en croiserai un certain nombre... Dans cette épreuve, je porte déjà mon propre fardeau. Comment pourrais-je partager le leur ? Malgré mon empathie, je n’ai aucun mot gentil pour eux. Et puis que dire ? Le temps d’y réfléchir, ils ont déjà disparu dans la nuit. Je m’en veux. Et puis j’oublie, il faut avancer.
Loin de Chamonix mais loin d’abandonner, je prends de l’altitude et m’échappe de la forêt. En haut, la lune dans mon dos se pousse et laisse de la place aux étoiles. En bas, un brouillard laiteux tapisse la vallée, invisible. Comme si la nature, se révélant dans toute sa beauté, avait pudiquement laissé un voile couvrir ce que l’homme a transformé. Il fait froid mais je suis bien équipé. Les conditions sont idéales pour cette interminable bambée. La montagne est tellement belle ! Je suis ému. C’est sans doute aussi en raison de la fatigue contre laquelle je lutte avec des forces enfouies, fatigue désinhibitrice d’émotions profondes : en ce moment, de la joie. Le pèlerin silencieux connait les bienfaits de la marche au long cours. Le randonneur aussi. « La marche nettoie la cervelle et la rend gaie » écrivait Samivel pour les Commandements du Parc de la Vanoise. C’est aussi vrai pour le trail. Quoi qu’il ne doive pas y avoir grand-chose à nettoyer dans nos caboches assez folles pour se lancer des défis aussi stupides…
Je rattrape quelques coureurs qui soufflent tellement fort que je les entends avant de les voir, certains se rangent sur le côté pour s’assoir. Dans mon bagage mental, j’ai la règle suivante pour la montée : ne faire aucune pause pour souffler, jamais. Une nouvelle fois, promesse tenue. Avancer doucement et régulièrement. Au pire ralentir, mais ne pas s’arrêter. S’arrêter, c’est commencer à incliner la tête. En revanche, ne pas forcer. Comme dit la fable, patience et longueur de temps font plus que force ni que rage.
Dans la vie courante, à tort, je ne me donne pas vraiment le droit à l’échec et pourtant avec le trail, je me lance des défis impossibles ! C’est curieux… Mais c’est peut-être parce que je m’interdis de les rater que je réussi à terminer les courses. « Try not. Run. Or run not. There is no try. », comme dirait un précepte venu d’une galaxie lointaine, très lointaine. Partir avec le postulat que l’abandon n’est pas une option me rend la course plus facile : il suffit de ne pas réfléchir, toujours avancer, mettre un pied devant l'autre et recommencer. Enfin je sais aussi qu’en alpinisme, il n’y a pas toujours de plans B et jamais de voitures balais quand on est fatigué. Quand on grimpe, la seule échappatoire, c’est souvent le sommet. Mentalement en trail, je suis dans le même état d’esprit : la sortie passe par le haut.
Peut-être est-ce la nuit qui accentue la pente, mais qu’elle est raide cette montée ! Alors je réactive le mode robot et me motive : « Je suis Escalator, rien de m’arrête ». Ça fonctionne plutôt bien. Je suis maintenant seul la plupart du temps. Mais où est ce fameux Fort de la Platte, dernier bastion avant le col tant redouté ? Dans l’obscurité, je grimpe sans points de repères. Et avec la fatigue qui grimpe comme la pente, j’aimerais bien savoir où j’en suis. Je ne regarde pas mon altimètre. A quoi bon ? Je ne sais plus à quelle altitude se trouve la fortification. Au détour d’un lacet, surgit le Fort du Truc, casemate en aval de celle de la Platte. On arrive directement sur les remparts. Ce n’est pas un endroit à dormir debout, au risque de faire une sacrée chute.
La pente est toujours aussi raide. Rien de compliqué dans cette montagne à vaches mais après tous les kilomètres déjà parcourus, c’est bien éprouvant. Les années précédentes, le départ de la course était donné le matin : les coureurs se retrouvaient dans cette ascension en plein soleil et tombaient comme des mouches. En décalant l’horaire, l’organisation a-t-elle voulu nous épargner cela ? Je ne sais pas, mais je suis content de passer ici dans la fraicheur de la nuit. En revanche, qu’en sera-t-il au Passeur de Pralognan, col déjà compliqué de jour et source d’embouteillages interminables ? Là-haut, le gaz peut impressionner les moins à l’aise et l’obscurité comble rarement le vide.
Je suis quasiment seul dans cette fin de montée vers le Fort, je profite du silence. Le concurrent solitaire que je dépasse à présent a quant à lui des écouteurs vissés sur les oreilles. C’est une pratique que je ne comprends pas vraiment. J’entends de tels coureurs dire que c’est pour se mettre dans une bulle. Moi je n’ai pas envie d’être dans une bulle qui me couperait de mes sensations et surtout de la montagne. C’est elle l’élément essentiel du moment, ça serait la reléguer au second plan que de ne pas lui accorder toute mon attention. Et puis, je ne viens pas en montagne pour retrouver les bruits de la vallée. En guise de musique, je savoure les mélodies que la montagne orchestre : le tintement d’une clarine, le souffle du vent, le cliquetis des bâtons, le sifflement d’une marmotte, la rumeur d’un ruisseau, le bruissement des sapins. Que sais-je encore ? Le bourdonnement d’un hélicoptère ?!
Au cœur de la nuit, que fait cet oiseau de mauvais augure ? Un accident ? A cette heure-ci ? Peut-être des alpinistes alors, en tous cas certainement pas des coureurs. Je ne lève pas les yeux et ne vois pas que l’hélico file droit vers mon objectif.
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La pente s’accentue. Bientôt, il n’y a plus de lacets et le sentier trace droit sur une sorte d’arête herbeuse dans l’alpage. Même de nuit, je reconnais l’endroit bien souvent vu en vidéo : nous sommes juste sous le blockhaus ! Et enfin, j’arrive au Fort de la Platte, tant attendu. Je vais pouvoir reprendre quelques forces. Voilà une paire d’heures que je me suis lancé à son assaut depuis la vallée, Paris ne s’éveille pas encore. Je ne suis pas très rapide, mais la barrière horaire est loin, je suis serein. C’était long, mais pas tant que ça, penserai-je après coup. Le plus dur restait encore à faire. Contre la batterie fortifiée, un régiment de coureurs recharge les siennes auprès d’un grand feu. Je n’ai pas froid ; mais j’ai soif et j’ai besoin de sucre. En trail, le coca, c’est toujours payant. Je me dirige vers la petite tente dans l’intention d’en boire jusqu’à plus soif. Mais c’est vraiment payant ! J’avais oublié ! C’est un ravito non officiel, pas d’open bar à ce buffet pirate, sans doute organisé par le propriétaire du coin.
Ai-je pris les quelques euros recommandés par l’organisation pour faire face aux imprévus ? Pas le temps de vérifier, mon attention se porte sur un coureur qui s’adresse au petit groupe formé autour du lui. Il prétend que la course est finie en raison d'un accident au Passeur de Pralognan et qu’il faut redescendre à Bourg Saint-Maurice. Mais qu’est-ce qu’il raconte celui-là ? C’est l’incompréhension générale. On n’a jamais vu ça. Ce n’est pas possible, je ne peux pas le croire. On entend qu’un coureur serait mort en tombant après le col. Je me dirige vers les bénévoles qui semblent juste avoir l’information : ils confirment l’arrêt de la course à la suite d’une chute. Nous devons redescendre. Je ne veux toujours pas le croire. Je reste un bon moment à essayer d’absorber cette nouvelle, chercher un plan B, glaner des informations.
L’espoir de poursuivre la course s’arrête quand mon téléphone affiche le SMS « Course neutralisée. Faites demi-tour sur parcours balisé jusqu’à BSM ». Neutralisée, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’on rentre, un point c’est tout. Mon voisin déclare : « Tout ça à cause d’un gars qui sait pas marcher en montagne. Il n’avait rien à faire à la TDS ! ». Je me dis que pour tenir de tels propos, il a peut-être le pied sûr mais pas l’esprit montagnard pour manquer ainsi d’humilité face à une nature qui reste, ne lui déplaise, hostile. C’est bien méconnaitre la montagne que d’ignorer que même les meilleurs peuvent y rester. Je ne prête guère plus d’attention à ses paroles, que j’espère prononcées par amertume sur le coup de la déception.
Quelques coureurs s’enfuient au-dessus du Fort. Qu’espèrent-ils ? Ils me font presque hésiter…. Mais le peloton qui s’est agglutiné depuis l’annonce s’est fait une raison. La décision commune est prise, nous redescendrons par la piste d’alpage afin d’éviter de tous se retrouver sur la petite trace prise à l’aller. Je réveille ma femme. Je lui explique la situation. Je sens la déception dans sa voix. Je la rappellerai en bas, quand j’en saurai plus sur notre rapatriement.
Moi qui souhaitais des confitures, me voilà en pleine déconfiture. Dure réalité de la montagne. Mais j’ai encore trop la forme et la motivation. Les endorphines commençaient à agir mais je n’ai pas encore eu mon shoot. Alors, je quitte le fort en courant ! Comme pour ne pas m’avouer encore vaincu. Je suis venu pour courir, je compte bien le faire le plus longtemps possible. Dans cette descente, je crois que je suis bien le seul à trottiner … Rapidement, ça me gêne. Comme si c’était absurde en fait… et je me mets à marcher comme tout le monde, la résistance est tombée. Fin du baroude d’honneur.
Sur la route, c’est une gentille déroute. Malgré notre retraite forcée, personne ne ralle. Ça papote, ça rigole. C’est bon esprit. Nous nous sommes facilement avoués vaincus : la nouvelle nous a cueillis en pleine difficulté. Elle aurait sans doute été plus difficile à accepter lors d’un moment d’euphorie en pleine descente roulante. Je discute avec mon voisin. La rumeur parle désormais d'un tchèque de fort niveau, d’un chemin glissant, de coureurs attendant en hypothermie, de l’intervention d’un hélicoptère : évidemment celui que nous avons tous entendu. L’organisation a sans doute pris la bonne décision. C’est dommage pour nous, mais tellement malheureux pour les proches du coureur décédé. Il serait indécent de se plaindre. « Au fait, ça veut dire quoi alors : course neutralisée » ? Ça veut dire que pour les coureurs qui ont franchi le col, la course continue.
En descendant, je réalise assez vite que nous allons vite tous nous retrouver en même temps à Bourg Saint-Maurice. Ça risque d’être l’horreur et je n’ai pas envie d’attendre des heures les bus de rapatriement qui auront été mis en place. Alors j’accélère le pas, je veux arriver au plus vite pour attendre le moins. A l’arrivée au ravito, nos puces sonnent le glas : notre mise hors course est définitive.
Nous sommes mis en sas d’attente. Je partirai parmi les premiers. Nous remontons vers le Petit Saint-Bernard. Dans le bus, les têtes dépassent des sièges : on dénombre beaucoup de crânes à moitié chauve. « Mais il n’y a que des vieux à cette course ! », me dis-je, en me rappelant au même moment mes cheveux grisonnants. C’est l’aube et nous arrivons à la Rosière. L’ampleur de ce que nous avons parcouru se dévoile enfin sous nos yeux. Au loin, très loin, sur la ligne de crête protégeant le Beaufortain, on devine le Passeur de Pralognan. Nous passons devant l’hospice, franchissons le col et plongeons vers Courmayeur pour une première dépose de coureurs. Quand nous arrivons à Chamonix, il fait jour. Pas d’arrivée sous les applaudissements Place du Triangle de l’Amitié. Chacun se sauve, seul.
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Il faut que je récupère mes affaires. Au gymnase, il n’y a encore personne. Un grand barbu décolle avec compassion la puce de mon dossard. Endgame. Seul mon sac de Chamonix est ici, il faudra attendre l’après-midi pour retrouver celui qui m’attendait à Beaufort. J’apprendrai par la suite que tous les sacs ont été rapatriés de Beaufort en même temps, il était impossible de faire le tri là-bas : les coureurs toujours en lice n’ont donc pas trouvé leurs affaires personnelles au ravito, coup dur ! En revanche, les élites ayant pour la plupart une assistance bien équipée, cela n’a pas dû changer grand-chose pour eux. D’autant qu’ils n’ont pas été informés de la neutralisation de la course, certains ne l’apprendront qu’à l’arrivée à Chamonix.
Une douche sans savon ni serviette et me voilà un nouvel homme ! Ou presque : ne manque plus que la sieste sur un lit de camp, le temps que mes proches n’arrivent d’Annecy. On devait se retrouver dans la zone d’assistance de Beaufort, ils prendront le chemin direct vers Chamonix. En sombrant, je suis déçu pour mon assistance et toute ma famille que j'avais mobilisée pour la deuxième partie de la course. Eux aussi devait faire partie du voyage.
Alors qu’ils sont venus me voir, je ne vais pas passer la journée à dormir. Après une heure de sommeil, et un bon pique-nique, nous partons profiter des lieux. Il fait grand beau, quoi de mieux qu’une balade en montagne ! Nous irons voir la belle cascade du Dard et tomberons nez-à-nez avec Claude, participant culte de l’émission Kho-Lanta, et ses enfants. Sympa, il nous accorde une petite discussion. Il ne prendra pas le départ de l’OCC, à cause d’une blessure. Nous n’essayerons pas d’obtenir quelques infos sur la nouvelle saison auquel il a participé et dont le premier épisode a été diffusé la veille.
Direction les Contamines où j’avais réservé un hôtel pour ma famille. Nous passons devant le double ravito UTMB/TDS, désert. Pincement au cœur... Mais après une bonne et longue nuit, je suis bien requinqué. Nous partons à l’assaut du col du Joly, par lequel je devais passer pendant la course. Il y a plusieurs itinéraires pour monter au col. Sur la carte IGN, j’en repère un qui a l’air sympa et nous voilà partis pour Notre-Dame-de-la-Gorge. Au parking, nous laissons derrière nous le balisage de l’UTMB qui passera ici vendredi. Quelle n’est pas notre surprise en découvrant quelques minutes plus tard que nous suivons à contresens le balisage TDS ! Ça me bien plaisir de voir ce chemin, de le découvrir avec ma famille ! Un peu avant le col, nous discutons avec des bénévoles en train de débaliser. Elles ont fait le chemin depuis Hauteluce, s’alourdissant au fur et à mesure de fanions et pancartes. Et de très peu de déchets. Je l’avais d’ailleurs agréablement constaté pendant la course. Elles nous apprennent aussi qu’elles ont ramassé les déchets avant la course : permettant ainsi de quantifier l’impact (très faible) des coureurs. Au col du Joly, la vue est doublement magnifique : à l’ouest le Beaufortain, à l’est le Mont-Blanc. On pourrait rester des heures devant ce paysage de carte postale.
Mon regard s’arrête sur le Col de Tricot, dernier obstacle de la TDS avant Chamonix. Serais-je parvenu jusque là-bas ? J’en avais la conviction, mais là, je n’en suis plus trop sûr. J’entraperçois le refuge de Tré-la-Tête dans lequel j’ai dormi quelques années auparavant avec mon frère. A skis pour les Dômes de Miage, nous nous y étions arrêtés fortuitement alors qu’une purée de pois nous avait bloqués plus haut, nous empêchant de trouver l’accès permettant de prendre pied sur le glacier vers le refuge des Conscrits. Avec l’hospitalité et la familiarité que l’on retrouve dans les cabanes de montagne, la gardienne nous avait accueillis à la tombée de la nuit avec un maternel : « alors les garçons, qu’est-ce que je vous sers ? ».
Dans la voiture qui doit me ramener vers Annecy, je consulte mes emails. L’organisation m’octroie le titre de finisher de la TDS BSM et les points qui vont avec ! Une veste finisher m’attend aussi ! Retourner à Chamonix représente un beau détour. Je n’ose pas demander. Alors que ma femme me fait un grand sourire, elle met son clignotant et tourne à l’embranchement…
« Tout ça pour une veste finisher ! » dira mon fils. Ah ! La vanité…. Comme le jeune Marcel Pagnol devant son père posant fièrement avec le fruit de sa chasse à la bartavelle, peut-être mon garçon pensa-t-il : « J’avais surpris mon cher surhomme en flagrant délit d’humanité : je sentis que je l’en aimais davantage ».
La récompense finisher, parlons-en. Publicité facile, nostalgique souvenir ou fierté ostentatoire ? La seule fois où elle était en option à l’inscription d’un trail, je ne l’avais pas prise. J’en ai trop. Et puis, du coup, j’avais payé moins cher. Les organisateurs ne nous offrent rien. Le cadeau finisher est donc un cadeau qu’on se fait à soit même. Ou qu’on fait aux autres, si on ne finit pas la course….
Mais point de fausse modestie, celle de la TDS, je la veux ! Malgré tout, avec des non-pratiquants, quand la discussion autour du trail arrive sur les chiffres des courses, ça finit souvent par me gêner. Une oreille compréhensive m’a dit un jour de ne pas avoir à rougir du regard parfois admiratif des autres pour ce que je réalise en trail. L’homme n’est-il pas un animal social qui a besoin de la reconnaissance des siens ? Dans le domaine du sport, si on ne s’autorise pas à être fier d’avoir terminé un ultra-trail, de quoi d’autre peut-on l’être ?
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La veste récupérée, nous prenons un dernier coca en terrasse au bord de l’Arve. Je regrette de ne pas rester jusqu’à l’arrivée de l’UTMB. Mais c’est aujourd’hui l’arrivée de l’OCC, Chamonix est en ébullition et nous voyons passer les coureurs juste avant l’arrivée. A la table d’à côté, se trouvent des bénévoles forts sympathiques. Je reconnais l’un d’eux, c’est le barbu qui a retiré la puce de mon dossard ! Ma femme attire leur attention. Elle porte en effet ma veste finisher et bientôt la voilà félicitée ! C’est sur ce quiproquo que nous engageons la conversation. Evidemment on discute de l’accident.
Ils nous confirment que le coureur, de fort niveau, a dévissé dans la descente du Passeur de Pralognan, peu après minuit. Un important dispositif de sécurité était pourtant déployé : cordes fixes, éclairage en place, secouristes, guides régulant le passage et donnant la consigne d’y aller prudemment. Le PGHM de Savoie est intervenu. Pour se repérer dans la nuit, l’hélicoptère a fait éteindre toutes les frontales, sauf celles des secouristes balisant le lieu d’intervention. En attendant, les coureurs ont été bloqués, exposés au froid, au vent et à la nuit. Heureusement que les couches chaudes et la couverture de survie sont obligatoires sur ce type de courses. Entre bénévoles, la légende dit que c’est Michel Poletti, fondateur et désormais conseiller de l’UTMB, qui participant à la course et se trouvant sur les lieux, l’a lui-même arrêtée.
Sur la décision de neutralisation, nos compères nous font part des vives protestations de quelques participants à la marge, exigeant l’arrêt de la course pour les tous participants. Et pourquoi pas de toutes les courses à venir sur la semaine pendant qu’on y est ? Moi qui pensais que l’abnégation était un trait de personnalité des traileurs… D’autres avaient immédiatement réclamé une veste finisher, veste qui ne sera finalement attribuée que le lendemain. L’organisation a-t-elle laissé ainsi une partie des coureurs quitter la vallée pour gérer tant bien que mal la faible quantité de vestes dont le stock est calibré sur un taux de finishers normalement nettement plus bas ?
Les bénévoles nous racontent aussi leur semaine. Ils nous font rêver : nourris, logés, blanchis, véhiculés, ils passent une semaine de vacances hors normes. Les postes sont attribués en fonction des compétences et appétences : les marcheurs sont missionnés aux balisages, les cuistots à la préparation des repas chauds, les médecins dans les postes de soins. Aux ravitos, ils servent les élites et autres personnalités. Ils sont largement dotés en équipement de sport par le sponsor et bénéficient d’une carte de réduction dans toutes les boutiques de Chamonix. Ils sont sollicités de jour comme de nuit, mais jouissent aussi de moment off, leur permettant de profiter de la vallée. Ils méritent bien tout ça ! Ils contribuent tellement à la réussite de l’ensemble, à l’image de mon barbu de bénévole qui a rassemblé tous les siens pour une photo autour d’un finisher arrivé seul, dans l’anonymat de la nuit, alors que par respect pour le coureur décédé, la ligne d’arrivée était tenue en toute sobriété.
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Qu’il est dur de redescendre de son nuage après un tel moment d’émotions ! J’ai mis quelques jours avant de couper mon bracelet TDS... Mais je l’ai gardé, ainsi que mon dossard. N’est-ce pas un peu enfantin ? C’est peut-être cette part d’enfant qui m’aide à croire au rêve de finir un jour l’UTMB. Ça va être encore plus long de parvenir à la ligne de départ que de franchir la ligne d’arrivée. Mais j’y arriverai. Et puis, j’ai déjà le nombre de points suffisants pour retenter ma chance à la TDS l’année prochaine ! UTMB quand tu nous tiens….
Pour témoigner de cette course, je voulais faire un récit sans nombres. A vérifier, mais je crois bien qu’il n’y en a aucun. C’est peut-être parce que je ne suis pas compétiteur dans l’âme. Pour moi le trail ce n’est pas une succession de ravito/heure/durée/distance/vitesse/dénivelé/classement. Et puis les chiffres, j’en ai toute la journée au bureau. J’utilise donc mon droit à la déconnexion, je suis en vacances après tout ! Je ne regarderai d’ailleurs les données de ma montre que le surlendemain, après qu'on m'ait posé la question : alors combien de kilomètres ?
Mon objectif sur cette TDS était de franchir le plus vite possible la ligne d’arrivée en me faisant plaisir. Objectif à moitié échoué ? Non, à moitié atteint ! Alors bien sûr, je suis frustré d’avoir fait à peine plus que mes grandes sorties préparatoires. Evidemment, je suis déçu de n’avoir pas pu aller au bout. Aurai-je terminé ? Aurai-je eu le mental et le physique pour finir ? Jusqu’où aurai-je pu courir ? Le tirage au sort, tous ces mois de préparation, ces heures d’entrainement…. D’aucuns diraient : tout ça pour rien. Au contraire, j’ai passé des moments magnifiques en montagne que je n’aurai jamais vécus autrement. Et puis, il n’y a pas que ça dans la vie ! Rien qu’en dehors du trail, il y a tant à faire en montagne que j’ai bien assez d’une vie pour en profiter différemment.
Il est l’heure de partir. Un ami sera aligné sur la CCC demain, cela adoucit mon départ : je sais que je vais passer une autre nuit blanche à le suivre sur mon téléphone. En quittant Chamonix, je me retourne et contemple avec nostalgie le Mont-Blanc, toujours majestueux. L’aiguille du Midi se dresse fièrement, comme pour percer le ciel. Avec mes compagnons de cordée, ayant raté la dernière benne pour redescendre, j’y ai passé une nuit, tout là-haut, dans l’un de ses tunnels. Mais c’est une autre histoire.
Et dans cette voiture qui m’enlève loin de ce massif grandiose, le refuge du Goûter, de sa couverture d’inox, étincelle dans la lumière du couchant, comme un clin d’œil de la vallée me disant : à bientôt…
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Je n’ai pas franchi la ligne d’arrivée de la TDS. Donc ça serait étrange de le faire ci-dessous, mais si j’avais fini la course, j’aurais eu une avalanche de remerciements :
A ma femme, mon cairn qui m’aide sans s’en rendre compte à franchir les cols les plus ardus. Pour la liberté qu’elle m’accorde pour m’entrainer.
A mon fils, simplement pour recevoir ce que je lui donne à travers l’exemple de la montagne.
A ma maman, pour l’obligatoire promenade familiale en Chartreuse du dimanche après-midi quand nous étions enfants. Le début de tout ?
A mon papa, qui m’a transmis avec rêve sa passion de la montagne sans superflu. Merci de m’avoir emmené, avec des skis de rando bien trop grands, des crampons bien trop larges et des casques bien trop inexistants sur les hauts sommets de l’Oisans. Jamais les plus durs, mais toujours les plus beaux.
A mes frères, parce que si en solo on va plus vite, en cordée on va plus haut. Finishers anonymes de courses sans gloire n’offrant comme récompense d’arrivée qu’une bière fraternelle partagée dans la vallée. A l’ainé, fidèle premier de cordée, sans qui je n’aurais pas accompli grand-chose en haute-montagne.
A mes amis, dont les sms ont fait exploser ma messagerie pendant la course. Plus jeune, je ne trouvais pas les mots pour expliquer pourquoi la montagne ne se résume pas qu’aux remontées mécaniques. J’espère que c’est plus clair maintenant.
A mes amis coureurs. A celui qui m’a fait participer à mon premier trail. A celui que la volonté pousse à s’engager sereinement sur un ultra avec le bras en attelle.
A toi lecteur, d’avoir bien voulu lire le témoignage d’un illustre inconnu, même si tu as neutralisé ta lecture au cours de cet ultra-récit pour arriver directement à la fin.
A la montagne, source de tant d’émotions.
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