L'auteur : CharlyBeGood
La course : TOR330 Tor des Géants
Date : 8/9/2019
Lieu : Courmayeur (Italie)
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Distance : 321km
Objectif : Pas d'objectif
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Ouf ! Après des semaines de stress et de consultation régulière du site, je peux respirer : les deux concurrents tirés au sort qui devaient se désister pour que je puisse obtenir un dossard « rattrapage » n’ont pas confirmé leur inscription, je pourrais donc repartir début septembre sur les sentiers valdôtains ! Cette troisième chance, après le paradis de 2016 (achevé en pleine forme) et l’enfer de 2017 (abandon à Valgrisenche, l’estomac en vrac), vient de sortir du purgatoire du tirage au sort : alléluia !
Face aux difficultés à pouvoir m’entraîner dans le flux de la vie courante, je tente une nouvelle stratégie dite des blocs. Courant avril, une course à étapes de 4 jours (140km), puis deux fois 4 jours dans le val d’Aoste, en juin et juillet, avec des itinéraires empruntant le plus souvent possible des sentiers du Tor. Pour compléter le tout et assurer du dénivelé, quatre courses entre 50 et 70 km et 2-3 ascensions par mois (600 à 1000 D+). Pas idéal, mais vraisemblablement suffisant pour profiter du voyage du Tor.
Je mets toutes les chances de mon côté en rejoignant Courmayeur le vendredi. Je sens déjà l’ambiance Tor dans les rues et les commerces, tous drapés des couleurs de la course (ou des courses, vu la multiplication de celles-ci cette année avec le Tor des glaciers (450km) – qui débute d’ailleurs dès ce vendredi – et deux formats restreints sur le parcours du Tor (130km et 30km). J’aime tellement cette course et cette région que je suis aux anges, ce qui est bon signe pour faire une nouvelle édition paradis !
La remise des dossards et le briefing sont l’occasion de revoir quelques têtes connues. On se raconte nos deux-trois ans de courses plus ou moins ultra, nos joies et nos déboires, nos attentes dans ce voyage – c’est la seule course où je ne croise pas quelqu’un qui me parle de « jouer une place » ou « assurer un temps », c’est reposant – et les savantes stratégies de courses qui vont exploser en vol dès le lendemain en fonction de la météo, de la fatigue, des rencontres, etc.
Nouveauté de l’année, le matériel obligatoire à transporter en permanence s’est réduit comme peau de chagrin : ne restent plus que deux frontales, un gobelet et deux couvertures de survie : que de place pour prendre les affaires dont j’estime avoir vraiment besoin ! Détestant avoir froid, je me suis donc fait plaisir avec un duvet de fond de sac et du rechange pour les refuges, afin de dormir au sec. Les crampons sont restés dans le sac de base de vie ainsi que d’autres habits que je n’utilise jamais (collant long par exemple…). C’est donc léger et confiant que je profite du soleil, assis dans le sas de départ, en ce dimanche matin.
Ma stratégie, fruit des expériences passées, est claire : je dois absolument préserver mon système digestif pour ne pas me retrouver dans l’incapacité de m’alimenter et m’hydrater, comme en 2017. Le stress inhérent à la course étant difficile à éviter, je me suis conditionné pour partir dans une longue rando, sans aucune attention portée à la vitesse des autres concurrents. Pour aller au bout de ce raisonnement, je cours sans montre, juste pour me laisser aller aux sensations du moment, en connaissant suffisamment bien le parcours et mon rythme pour rester dans la course.
Au son de Pirates des caraïbes, nous sommes incités à aller nous battre avec ces 340 km des alta via 1 et 2 du Val d’Aoste. La foule est là, quelques acharnés me dépassent à une vitesse adaptée à un parcours de 10 km, l’émotion de certains est palpable. Le panachage du peloton est parfait : des jeunes, des vieux, des anorexiques et des (très) bien en chair, des 2000 euros de matos et des 200, des groupes et des individuels. Le Tor, et son absence de points à recueillir pour s’inscrire, est vraiment ouvert à tous. On parle toutes les langues sur ce voyage, et souvent une sorte d’esperanto revisité à partir de Greyssoney, quand la fatigue et les hasards de course te font rencontrer des tchèques, polonais, suédois ou japonais…
Mais nous sommes bien loin de Greyssoney… surtout que le ciel fait des siennes et commence à nous arroser. Petite pluie fine, puis plus abondante. Je me dis que je vais être à l’abris dans la forêt pour la première partie du col de l’Arp, mais je dois vite m’adapter en passant ma veste. Arrivé à 2000 mètres, nous avons dû perdre entre 15 et 20 degrés : il est loin le doux soleil du départ, c’est à présent la neige qui nous floconne dessus… Le tapis blanc s’étend jusqu’au col, il y a de l’ambiance ! Nombreux sont ceux qui s’arrêtent pour prendre veste, bonnet, gants, voire crampons dans le sac. Pour ma part, optimiste, je me dis « ça va passer » sans rien ajouter à mon équipement light, jusqu’à ce que je veuille prendre une photo et que je me rende compte que mes doigts sont gelés. Il reste 300 D+, lancement de l’opération mains dans les poches (pas facile avec les bâtons…) et retour à la vie de mes extrémités !
Nul besoin de préciser que je ne m’éternise pas au sommet, juste profiter de mes doigts ressuscités pour la traditionnelle photo du cairn – non non, pas de croix – et je quitte vent, flocons et froid pour les pentes immaculées de la descente. Pour une raison que je ne m’explique pas, tous les coureurs ont suivi le sentier glissant plutôt que les champs de neige fraiche, doux et moelleux support pour mes petons. Je m’engage droit dans la pente avec un plaisir de gamin, faisant ma trace et inspirant manifestement d’autres concurrents.
L’arrivée à la Thuile marque le retour du soleil et de la chaleur, ainsi que le ravitaillement qui me permettra de tester l’état de mon estomac. Je pense avoir eu une amplitude de température de plus de 25 degrés en moins de deux heures ! Comme toujours, le ravito est blindé, on sent que pour certains, l’arrivée est toute proche, il ne faut pas perdre de place, on joue des coudes… C’est fou le contraste avec les arrêts post-Cogne, où malgré la fatigue tout le monde redevient très civilisé.
Je repars sans tarder à l’assaut du Rifugio Deffayes dont je connais très bien le chemin pour l’avoir encore parcouru en juillet, en préparation. La frénésie du départ s’est enfin un peu calmée, le peloton s’est étiré et il est possible de profiter des paysages sans avoir l’impression de déranger. Je progresse sans à-coup, à un rythme soutenu mais sans jamais me mettre dans le rouge, appliquant à la lettre ma devise : les premiers cols doivent être « gratuits », soit ne pas coûter d’énergie. Je suis en balade dans ma tête et c’est le message que j’envoie à mon système digestif qui a l’air de m e croire : parfait !
Arrivé sur le plateau du refuge, une soupe réchauffe l’organisme et quelques habits plus chauds sortent du sac pour faire face à une fraicheur clairement perceptible. Je reprends ma progression dans cet environnement devenu totalement minéral autour de la colonne vertébrale constituée de la petite rivière qui nous indique la direction de l’Alto passo qui nous permettra de basculer dans la prochaine vallée.
Au sommet, la vue est splendide. Je scrute avec envie l’autre flanc de la montagne qui dévoile le col de Crosatie, que certains « sprinters » du Tor ont déjà passé… mais pour l’immédiat je profite de faire quelques photos de ce lieu aux couleurs et à l’ambiance tibétaines.
La descente est très ludique pour qui aime les gros blocs de pierre et chercher le meilleur appui à chaque pas. Je me rends compte que mon enthousiasme n’est pas partagé par grand monde vu le nombre de coureur quasi à l’arrêt que je dépasse. Je me grise un peu pour éviter de penser à ce qui m’attend, le juge de paix de cette première phase de course, celui qui avait anéanti mes chances il y a deux ans, le col de Crosatie. J’aborde toutefois ses dizaines de lacets avec la confiance de l’expérience de cet été : concentration sur mon pas et mon souffle, régularité et, enfin, patience sont les clés de la réussite.
Et c’est vrai ! Peu après la tombée de la nuit je bascule dans le Val Grisenche, après une montée sans souci. Le serpent lumineux sur l’autre versant de la vallée que je quitte me montre le chemin parcouru et l’avance que j’ai sur de nombreux coureurs alors que je suis vraiment resté « en dedans » durant ces quelques dix premières heures de course.
Dans la descente, un autobus se forme petit à petit et nous devons être une trentaine de coureurs à débouler ensemble sur le bitume de Planaval qui marque le début de la longue approche en fond de vallée pour atteindre la première base de vie à Valgrisenche. Cette base de vie est une inconnue pour moi, car son emplacement a changé en 2018 et je ne sais pas quelles conditions je vais trouver pour dormir. J’ai en effet décidé de m’offrir de réguliers repos au chaud pour éviter de marcher comme un zombie et profiter de chaque moment de ce Tor.
Les bénévoles sont comme toujours extrêmement serviables et m’indiquent l’enchaînement de salles où des lits de camp ont été alignés. Je repère rapidement ce qui sera mon asile pour ce repos qui me fera du bien autant au corps qu’à la tête. Boules quies dans les oreilles, t-shirt sec sur le dos, chaussures enlevées, emmitouflé dans ma couverture, je sombre immédiatement dans un sommeil qui prendra fin naturellement après un peu moins de 1h30, correspondant au temps que je m’étais octroyé. Le corps est une sacrée machine !
Après m’être nourri de yaourts et soupe, je repars dans la fraicheur nocturne. Il est près de 4 heure du mat’, le ciel est clair, la forêt sombre, le sentier plaisant et les odeurs enivrantes. Je suis bien, content d’avoir dépassé la marque de 2017 et d’être sur les traces de 2016. Je suis hyper confiant dans la réussite de ce Tor. Je profite de mon arrêt au Chalet de l’Epée pour aller saluer et remercier à nouveau le gardien qui cet été, sachant que je participais au Tor, m’avait offert le café.
L’arrivée au Col de Fenêtre restera un grand moment. L’aube a dessiné un tableau aux couleurs rougissantes sur les sommets alentours. Le Mont-Blanc a revêtu ses plus beaux atours et mes yeux s’écarquillent quel que soit la direction de mon regard. Perdu au milieu des montagnes, je suis au paradis… Je m’arrache avec difficulté à ce panorama grandiose pour débouler dans les lacets impressionnants de la descente sur Rhêmes-ND.
C’est avec le soleil que je repars à l’assaut du Col d’Entrelor. A l’image du col précédent, une première phase dans la forêt nous conduit à 2000 mètres avant de pénétrer plus avant dans un vallon latéral pour passer le col. Je progresse avec aisance et voit le sommet se rapprocher rapidement avant… le trou noir ! En dix minutes, je passe de l’état du chamois gambadant à la marmotte au réveil du printemps, endormie et affamée, qui manque cruellement d’énergie pour arpenter la montagne. Je me traine péniblement sur les derniers 300 D+ de l’ascension qui sont pourtant dans un état beaucoup plus praticable qu’en juillet lorsque je l’avais passé sous la neige ! Je crois avoir mis 1h15 pour cette portion qui aurait mérité au pire 45 minutes.
Malgré le vent, je me pose au sommet pour reprendre quelques forces et capter autant que possible un peu d’énergie solaire, justifiant plus que jamais mon surnom de « tournesol » (pas en référence au professeur de Tintin, mais à la plante héliotrope, bien sûr). Je ne comprends pas ce coup de mou subit, alors que mon alimentation et mon hydratation sont tout à fait corrects compte tenu des circonstances sur ces dernières 24 heures. Aléas de la course qui en font la beauté : tout ne peut pas être contrôlé et maîtrisé !
J’aborde prudemment la descente et ménage la monture pour rejoindre Eaux Rousse. Le cap des 25 heures de course est franchi. Je sens que je suis un peu « entamé » physiquement par ma défaillance récente. Je prends donc deux décisions fondamentales pour la suite de ma course. Premièrement, outre la volonté de couper les nuits en passant au minimum trois heures au chaud (dont 1h30-2h de sommeil), je ferai dans la journée une pause sieste dès que j’en ressens le besoin. Je mets donc immédiatement en pratique cette sage résolution et me dirige vers la tente pour 30 minutes de repos. Mais avant cela, je découvre ce qui sera ma seconde résolution : je rêve de boire une choppe de… lait avec du sirop et en trouve une au restaurant de l’hôtel ! Ma sieste sera donc agréablement encadrée de l’ingestion d’un litre de lait en deux temps, envers et contre toutes les recommandations nutritionnelles, et je remettrai ça à plusieurs reprises durant la course.
Reposé et rassasié, je ressens le besoin de ne pas trainer pour l’extrêmement longue ascension du Col Loson, à la beauté sauvage et à la monotonie patente…. Je commence à repérer quelques concurrents qui semblent avoir un rythme de progression assez semblable au mien. Nous échangeons quelques mots, avançons de concert sur quelques encablures en se prêtant au petit jeu du repérage du sentier permettant le passage du col. Une veste colorée se détache parfois, petit point rouge ou jaune au milieu des pierriers, avançant au rythme lent de la tortue qui a su partir à point. A mesure que je me rapproche, je me rends compte que les derniers hectomètres seront franchis dans la neige, ce qui met encore un peu de piment à l’aventure.
Ça y est ! Le toit du Tor est atteint avant la tombée de la nuit. Ma défaillance n’est plus qu’un mauvais souvenir, j’ai géré cette montée avec brio pour ne pas risquer un nouveau coup de bambou et me retrouve en excellente forme au sommet. Je peux partir d’un bon pas de course dans la descente qui me mènera au refuge Sella à l’heure où la montagne revêt ses habits sombres, puis dans la vallée pour enfin poser mes fesses dans la base de vie de Cogne. Il est temps de faire un point de situation : 106 kilomètres ont été parcourus, 34 heures se sont écoulées depuis le départ, j’ai dû gravir quelques 9'000 mètres et me trouve en une excellente 470eposition, en progression. Le temps est à un repos bien mérité.
Hormis la douche avortée (impossible, pour un frileux comme moi, de faire plus que me laver les pieds et jambes à l’eau froide…), l’arrêt de 4h30 à la base de vie est fructueux. Je me suis offert 2h30 de bon sommeil dans un coin de la salle, avec des draps jetables fournis par le Tor, j’ai réussi à obtenir rapidement un massage des jambes et le soin d’une cloque sans gravité que j’ai sur un orteil et enfin j’ai profité d’une bonne soupe chaude et de pâtes dont quelques restaurants « dits » italiens pourraient s’inspirer. Je repars au beau milieu de la nuit en ayant à peine rétrogradé d’une vingtaine de places au classement.
En sortant de Cogne, j’ai la surprise d’être interpelé par des habitants pour prendre un ristretto. Quel courage de leur part de rester en éveil à 3h du matin… La mort dans l’âme je décline l’offre, écoutant mon estomac mettre son véto, mais profite de l’occasion pour discuter cinq minutes avec eux.
La montée en direction de la Fenêtre de Champorchet est conforme à mon souvenir, pas difficile, mais longue. Le ravitaillement de Goilles, magnifiquement décoré et avec des bénévoles d’une gentillesse confondante, avec des produits locaux auxquels il n’est pas possible de résister, est une parenthèse enchantée dans ce périple qui me réserve des conditions climatiques que je n’avais pas anticipées… Après avoir dû essuyer des crachins, puis des pluies plus soutenues et, enfin, du vent, j’ai la surprise de constater, en sortant de 20 minutes d’arrêt au refuge Sogno, que la neige a tout recouvert d’un fin manteau blanc.
J’avoue apprécier ces conditions extrêmes, mais surtout après coup lorsque, intellectuellement, je peux me dire que cela a mis du piment à cette aventure. Je me dois donc d’accepter sans rechigner de barboter dans un peu de boue et de glisser plus souvent qu’à mon tour. Un brouillard humide m’entoure et ne me laisse découvrir le col qu’à quelques encablures. La descente est du même acabit avant de laisser place, enfin, à un beau soleil dès Chardonnay. J’aurai toutefois, dans l’intervalle, profiter de l’arrêt dans l’un des ravitos les plus sympa de la course, Dondena, où j’aurai même eu le bonheur de me faire offrir… un verre de lait avec du sirop – non sans avoir passé pour un extraterrestre aux yeux de celle qui me l’a servi !
Mais déjà la civilisation nous rattrape puisque nous arrivons à Donnas et que c’est le lieu où le Tor traverse la vallée d’Aoste pour rejoindre sa rive gauche et nous rapprocher à nouveau de Courmayeur. Je profite de l’opportunité d’entrer dans un bar pour m’offrir encore une fois ma potion magique – je ne suis heureusement pas tombé dedans quand j’étais petit comme Obélix – , un lait grenadine que je descends avec autant d’ardeur qu’un légionnaire de retour du désert. Cette étape m’aura fait bondir dans le classement à la 430eplace lorsque je rentre dans la BV, après deux jours et deux heures de course.
Fidèle à mon plan de marche et à mes bonnes résolutions, je me restaure, me réserve une place pour le massage, me douche (enfin une douche chaude !) et enfin m’octroie une brève sieste de 30 minutes. Je perds un peu de temps au massage avec un jeune gars pétri de bonne volonté, mais sans aucune connaissance des besoins sportifs dans le cadre d’une course de très longue haleine comme celle-ci… J’ai donc dû attendre l’arrivée de la responsable, qui s’est chargée du massage d’une jambe, pour ressentir un peu de l’effet positif escompté. J’avais l’impression d’avoir un 40 tonnes sur une cuisse et un skateboard sur l’autre… Résultat des course… j’ai encore gagné 15 rangs durant cette pause !
Il est temps de partir sur le 4etronçon de la course, souvent un juge de paix. Il commence grosso modo par 2000 D+, puis nous balade pendant des heures entre 2000 et 2500 mètres d’altitude, parfois au milieu de terrains piégeux à souhait.
Au sortir de la base de vie, je rencontre le diable à hauteur du Pont Saint-Martin, ou plutôt ses représentations féminine et masculine. Le temps d’une photo arrosée – par la pluie uniquement, malheureusement… – et me voilà déjà en pleine escalade des marches de pierres qui mènent à Perloz. Je suis reconnaissant à mes parents de m’avoir doté de jambes relativement longues, je n’ose imaginer les efforts que doivent consentir les coureurs plus courts sur pattes… Le ravito dans ce village qui marque la fin de notre séjour en plaine est toujours aussi sympa, avec ambiance et nourriture particulières dont je profite sans arrière-pensée.
La montée sur Sassa et Coda est l’occasion de quelques rencontres, notamment avec un « Toriste des glaciers » qui m’explique la difficulté de cette course qui se déroule loin des sentiers battus, parfois à la limite de la sécurité, et qui présente encore quelques défauts de jeunesse, notamment au niveau des ravitaillements. En résumé, il a faim et se trouve en mauvaise posture au niveau des barrières horaires puisqu’il vient de passer presque à l’arrache celle de Donnas. Je m’amuse aussi à observer les numéros de dossards de mes compagnons de route. Je constate que je me situe avec des dossards aux environs de 300, ce qui signifie que ce sont des finishers du Tor 2018, Tor achevé au rang représenté par leur numéro. Inconsciemment, cela me donne confiance puisqu’en étant en bonne forme, sans blessure, sans lassitude, sans épuisement, je côtoie des coureurs qui ont été si bien classés…
La nuit tombe un peu avant mon arrivée à Sassa. J’ai rapidement évalué la situation d’un éventuel repos à ce revitaillement : ce sera non, les conditions, notamment de chaleur, ne sont pas données. Je préfère me concentrer sur Coda, même si j’ai souvenir de difficultés à trouver un lit dans ce refuge souvent plein comme un œuf. Pour la première fois, je commence à sentir la fatigue. Je n’avance plus de manière dynamique et laisse filer plusieurs coureurs qui me passent comme des fusées. La lumière de ma frontale m’hypnotise. Je ne suis pas loin de m’arrêter un moment pour tenter de recouvrer mes esprits et repartir sur un bon pied. La technique du « je fais encore 100 pas » prend alors toute son utilité, puisque lorsque j’arrive au terme du décompte, je me dis que je pourrais encore avancer et que je repars pour un nouveau compte à rebours… A ce petit jeu, je sors de la forêt et achève la partie la plus pentue. Je me souviens que le refuge n’est plus trop éloigné, même si le chemin qui y mène s’apparente plus aux tourbières écossaises qu’à la sécheresse désertique.
A force d’imiter les rois mages et de suivre les étoiles que constituent les frontales qui se détachent dans la nuit devant moi, je pénètre avec bonheur dans le refuge Coda balayé par le vent. J’ai froid et une pause me fera du bien. Pour la disponibilité des lits, c’est un peu le système du ticket de rationnement en URSS : tout le monde a un ticket, mais il n’y a de la marchandise que pour la moitié des consommateurs… A force de patience et d’insistance, un couchage m’est heureusement proposé après une trentaine de minutes. J’ai réussi dans l’intervalle à manger un peu de soupe, mais je sens que je ne dois pas être désagréable avec mon estomac qui pourrait me le faire payer… Je dois sombrer très vite dans un sommeil commateux car je n’ai aucun souvenir des deux heures qui vont s’écouler avant qu’une main ferme me secoue pour me dire que mon temps est écoulé. C’est fou comme la notion de temps est relative…
Le froid est saisissant au sortir du refuge… Nous sommes en plein milieu de la nuit, aux environs de 2h du mat’, le vent ne s’est pas calmé et le manque de sommeil commence à se faire sentir au cours de cette troisième nuit de course. Mon objectif devient du coup très simple : redescendre au plus vite en direction du Lago Vagno, puis rejoindre le prochain refuge pour m’allonger à nouveau un moment. Dans mon état de fatigue, le sentier me semble escarpé et glissant. C’est donc avec plaisir que je retrouve un terrain plus plat et abrité pour cheminer. J’ai une petite pensée pour les « Glaciers » qui sont nettement plus souvent que nous sur les crêtes et en terrain exposé : on trouve toujours plus fou que soi !
Le trajet vers Balma réserve une magnifique surprise avec un ravitaillement sauvage tellement sympathique qu’on a envie d’y passer largement plus que quelques minutes ! Cette lumière visible au détour du chemin, cette maison où deux filles, au milieu de la nuit, se décarcassent pour proposer boissons et nourriture aux coureurs hagards qui passent, c’est un ilot de quiétude au milieu de l’océan tumultueux de cette nuit que je traverse avec quelques difficultés.
Au dessus du Lago Vagno, l’itinéraire emprunte un nouveau tracé. Exit la descente sur le barrage, le sentier passe dans la falaise, au dessus du lac. Franchement, j’ai bien fait de me réveiller un peu avant de franchir certains tronçons, ce n’est pas pour rien qu’il y a quelques échelons métalliques fichés dans la paroi et des mains courantes… Je me dis que ce nouveau parcours devrait avoir au moins deux avantages. Le premier est que nous aurons moins de dénivelé en ne descendant pas au niveau du lac et le second que nous devrions atteindre plus vite le refuge et que par conséquent le lit se rapproche !
Bon, autant le dire tout de suite, de la théorie à la réalité, il y a un pas que je n’ai pas réussi à franchir… Nous faisons des montagnes russes dans les alpages et le refuge n’arrive pas, à tel point que je suis à deux doigts de téléphoner à l’organisation pour leur demander de me localiser car il était clair que soit j’avais dû quitter la trace, soit ils avaient déplacé le refuge pour le poser sur un autre promontoire. Dans tous les cas, j’aurais passé mes nerfs en les engueulant d’avoir modifié le parcours pour nous balader en milieu spongieux plutôt que sur les dalles qui remontait depuis le barrage en 2016. Dire que mes facultés de réfexion étaient un peu altérées est donc un euphémisme…
Comme tout vient à point à qui sait attendre, alors que j’étais sur le point de saisir mon téléphone pour aller au bout de ma colère, le refuge Barma surgit dans mon champ de vision, beau comme jamais ! Presque une apparition divine dans un halo blanc. Quel bien être ! Je m’enquiers immédiatement de l’endroit où mon lit a été réservé… et apprends avec stupeur que tel n’est pas le cas ! La réputation d’excellence de l’hôtellerie italienne est en train d’en prendre un coup, doublé par l’information selon laquelle la forte demande des traileurs en quête d’un peu de repos fait que la durée d’utilisation d’un lit est limitée à une heure au lieu de deux…
Je fais contre mauvaise fortune bon cœur et saisis quand même la rapide opportunité d’un lit qui se libère pour finir ma nuit en retrouvant dans l’instant où je pose la tête sur l’oreiller mon pote Morphée. Une heure plus tard, c’est aux premières lueurs de l’aube que je quitte le dortoir, finalement bien reposé. Je me délecte de l’aide charmante des bénévoles qui font le service à table de succulentes pâtes et soupes et profite de l’occasion qui m’est donnée de boire ma boisson fétiche, un lait avec du sirop, qui en plus m’a été offert (« Tu es trop bizarre, toi, je te l’offre ! », en traduction libre). Les premiers rayons de soleil lèchent les sommets environnants lorsque je me remets en route direction Niel.
Sur ce tronçon, il y a un des lieux les plus sympathiques du Tor, le Lago Chiaro et son ravitaillement atypique. Le feu crépite pendant plus de deux jours pour chauffer la soupe et les pâtes, mais aussi les pierres plates sur lesquelles grillent des morceaux de jambon au fumet extraordinaire. C’est le ravito gastronomique de la course (à égalité avec Loo, il y a plusieurs triple étoilés au Tor !) où il fait bon passer un moment et discuter avec les bénévoles qui ont déjà vu défiler nombre de coureurs (je dois être aux environs de la 420eplace). C’est regaillardi que je m’attaque à la mythique montée avant Crena du Ley, une succession de rochers énormes dans une pente qui permet à mes mollets de me rappeler qu’ils existent ! La Crena du Ley, qui est une fenêtre à la forme évocatrice, permet de rejoindre une nouvelle vallée et offre un panorama d’une grande beauté (quand comme moi on n’est pas trop rapide et qu’on le passe en matinée…). Je me sens bien, heureux d’être au milieu de ces immensités de pierres, de sommets au loin, tentant de repérer en avance le trajet qui va me mener à Niel au terme d’une très longue descente.
Le soleil m’accompagne. S’il ne parvient pas à assécher le terrain (je pense que sécheresse est un mot inconnu ici), il me recharge en énergie. Je fais le point, il est extrêmement positif. Plus de 180 km ont déjà été parcourus. Je n’ai pas la moindre blessure, ni même alerte physique ou cloque. Je ne suis pas fatigué. Mon matériel est adapté et en bon état. Je fais au gré des tronçons connaissance avec des concurrents sympas et je suis en train de grignoter régulièrement des places, signe que ma gestion de l’effort semble adéquate. Tous les voyant sont au vert ! C’est fort de ces certitudes que j’atteinds Niel pour un repos un peu plus long et un ravito où polenta al ragù et lait-sirop vont faire bon ménage.
La chaleur est accablante quand je repars à l’assaut du Col Lasoney, « le col qui ne finit jamais » selon Thierry, valeureux sénateur avec qui j’avais cheminé sur ce tronçon en 2016. Coiffé de ma casquette dédicacée par ma fille, je rejoins le chemin de pierres qui marque les début de l’ascension. Je me retourne encore pour admirer ce magnifique petit village de Niel, perdu au bout de sa vallée, charmant, policé. Il faudra que j’y revienne une fois hors course pour profiter de sa quiétude.
J’adore le sommet de ce col (parce que contrairement aux affirmations de Thierry, il existe une fin à cette montée !). On se croirait dans les highlands écossaises, tout y est vert et spongieux, on a l’impression à tout moment qu’il va se passer quelque chose de spécial, qu’un animal fantastique ou une horde de cavaliers vont débouler sans crier gare. C’est aussi l’occasion de se dégourdir un peu les jambes en trottinant en descente, celle-ci étant aisée, roulante et nous rapprochant de l’écurie Gressoney – ou plutôt du haras, vu l’importance de cette base de vie dans la course et le confort qu’elle offre. Mais avant cela, arrêt obligatoire à Ober Loo, ravitaillement hors norme où chaque coureur est accueilli en musique par une bande de joyeux drilles et où on peut manger à toute heure du jour et de la nuit un petit plat cuisiné bien chaud et délicieux. Les bénévoles ne changent pas et je reconnais tout de suite certains d’entre eux. C’est ça le Tor, chaleur, dévouement et tradition.
Il est 17h lorsque je fais mon entrée triomphante sous les appladissements nourris des deux bénévoles chargées du pointage à l’entrée de la base de vie de Gressoney. Pas de temps à perdre, il faut profiter au max des heures à disposition et, avant toute chose, voir s’il est possible d’avoir un massage, sésame pour une récupération optimale avant d’affronter une prochaine nuit et deux cols. C’est un peu la foire d’empoigne car il n’y a pas beaucoup de kinés, ils commencent à être épuisés (ils font également une course de très longue haleine et d’endurance avec plus de 15h de massage par jour pendant plusieurs jours…) et l’organisation pour fixer les créneaux horaires n’est pas des plus efficiente. C’est l’occasion de voir le caractère des coureurs, des empathiques reconnaissants qui plaignent et remercient ceux qui se dévouent pour eux aux gros cons qui pensent que parce qu’ils ont payé une finance d’inscription ils ont droit à tout tout de suite, sans égard aux autres coureurs et encore moins aux bénévoles : juste à baffer…
Massé, sustenté, je file dans les vestiaires pour la troisième partie du tryptique, la douche. Génial, pas un chat ! La douce chaleur de l’eau lave les dernières fatigues et fait de moi un homme (presque) neuf. Un bien être dont il ne faut jamais se passer et qui aura tout au plus été un peu terni par l’engueulade que je me suis prise d’une concurrente espagnole qui me beugle dans les oreilles, au sortir des vestiaires, que je suis dans celui réservé aux femmes et que c’est inadmissible… Elle a certainement raison sur le fond, absolument pas sur la forme et puis, au final, est-ce que cela a un sens de laisser quasi inutilisés un vestiaire et une douzaine de douches ? Je n’ai même pas l’ombre d’un regret ! Je vais d’ailleurs sans tarder méditer sur cette question avec une petite sieste d’une heure….
Après trois heures de pause et de remise en état de la machine, je repars de Gressoney. Je pointe en 362eposition, toujours en progression régulière. La gestion parfaite !
Cette prochaine étape est la plus courte du Tor. A peine deux cols et moins d’une quinzaine d’heures, repos compris. C’est en l’écrivant que je me rends compte à quel point le Tor modifie tous les référentiels… Le jour finissant me permet d’imaginer la suite du chemin en regardant un peu plus loin dans la vallée que nous suivons d’abord sur quelques kilomètres pour nous remettre en jambes. Je suis plutôt alerte et attaque avec entrain la première partie de la montée qui me conduit à la tombée de la nuit à Alpenzu, splendide hameau bucolique à souhait qui propose en plus un ravitaillement. Sur ma lancée de ce début d’étape, je ne fais qu’un arrêt pointage pour poursuivre l’ascension au milieu de l’alpage. Je commence à discerner les faisceaux des frontales au dessus de moi, loin, si loin…
Ce col Pinter, auquel je m’attaque, est très particulier pour moi. Je l’ai bien entendu déjà passé une fois, lors de mon premier Tor, mais je n’en ai pas le moindre souvenir… Je crois avoir dormi durant toute la montée, en mode radar, suivant mon poisson pilote. C’est donc une découverte totale lorsque j’atteinds les paliers successifs qui vont me permettre de basculer dans la prochaine vallée. Trois ou quatre fois je pense être arrivé au bout de mes peines, mais c’est pour voir une nouvelle portion se dessiner. Tel Nemo attiré par la lumière de la baudroie, je suis aimanté par l’éclairage de la maison d’alpage qui marque le début de la dernière (très) raide montée avant le col. J’y suis ! Je profite quand même d’observer les filets lumineux de part et d’autre de la montagne, petits ruisseaux de lave blanche intermittente qui me montrent le chemin parcouru et celui à suivre.
Franchement, je ne sais pas comment j’ai pu descendre ce col en dormant… C’est raide, ça glisse, il y a plusieurs passages avec des chaînes pour se retenir… Bref, tout ce qu’il faut pour s’offrir un vol plané de compétition ! Et pourtant… C’est donc avec beaucoup de soulagement que j’arrive au pied de la raide pente qui doit constituer une magnifique récompense des efforts consentis lorsque l’on est en ski de rando. La suite est beaucoup plus roulante et je me dégourdis un peu les jambes d’un petit trot dont la vitesse ne serait même pas enviée par une tortue unijambiste. Je récupère en cours du route un Américain tellement mort de fatigue qu’il en est déboussolé au point de se tromper de sens et de remonter le col ! Je dois déployer des trésors de persuasion pour le faire revenir à la raison et le remettre dans le droit chemin, ce qu’il ne fera que lorsque j’aurai reçu l’aide de deux nouveaux coureurs qui finiront de le convaincre (enfin je crois...).
Pour ma part, je commence à être beaucoup moins vaillant… Nous sommes en plein milieu de la nuit et le coup de barre me guette. Je sens qu’il faut que je profite de la prochaine opportunité de dormir pour le faire. J’ai souvenir (c’est le moment où je m’étais réveillé…) d’un magnifique refuge, Crest, qui était sur la descente. Je n’y avais pas dormi, mais certains étaient arrivés des dortoirs pendant que je dégustais une omelette qui valait à ce moment tous les tournedos rossini du monde et qui m’avaient fait l’éloge du couchage. C’est décidé, c’est là que je veux me poser.
Mais du rêve à la réalité, il y a parfois un fossé infranchissable. Ici, il s’appellera « fermeture ». Autrement dit, le refuge Crest ne fait plus partie du Tor… cela m’apprendra à lire attentivement le topo, même si je pense tout connaître. Adieu veau, vache, cochon, omelette et lit douillet, bienvenue nuit noire, cailloux, racines et sommeil de plus en plus présents. C’est donc avec un certain bonheur que je découvre que le ravitaillement de Champoluc se trouve à présent juste au bas de la descente et qu’il n’y a pas à parcourir 3-4 km supplémentaires pour atteindre la salle d’il y a trois ans. Mon a priori positif est toutefois très vite douché car la vingtaine de couchages est occupée et il y a déjà des concurrents devant moi qui sont en train d’attendre, assis par terre, dans cette salle froide et impersonnelle. Je ne tergiverse pas très longtemps : il est impossible, au stade d’endormissement dans lequel je suis, de ne pas attendre un lit et fermer les yeux 1h30. Je passe donc un t-shirt sec à même la peau, remet les habits humides par dessus, enlève les chaussures et me recroqueville dans un coin dans l’attente d’une place. Moins d’une demi-heure plus tard, je suis allongé sur un lit de camp et n’ai pas le temps de compter les coureurs qui ronflent que je suis endormi.
Malgré sa douceur et sa gentillesse, la bénévole qui me réveille me donne des envies de meurtre sur sa personne… il est inhumain de tirer du sommeil un pauvre coureur en dette de sommeil pour le renvoyer sans ménagement dans la nuit dense et froide… C’est pourtant bien ce qui arrive et, après avoir grignoté deux bouts de fontina, je remercie les courageux bénévoles qui ne savent pas à quoi ils ont échappé et pars arpenter les rues désertes pour quelques kilomètres de plat.
De manière totalement incompréhensible, j’ai une appréhension positive du prochain col. Peut-être est-ce en raison du refuge du Grand Tournalin que j’apprécie pour sa salle aérée et son asile bienvenu en fin de nuit, ou alors qu’effectivement il présente une pente régulière et pas trop pentue qui convient bien à mon rythme de moteur diesel « passe partout mais pas trop vite ». C’est donc comme une fleur que je me retrouve aux premières lueurs de l’aube à commander au bar une choppe de lait grenadine. En des temps anciens, au terme de folles nuits, cela aurait plutôt été une bière, mais là, au milieu de ce cirque qui voit poindre les premiers rayons solaires sur les pointes environnantes, ce verre de lait est un délice indescriptible !
Le passage de l’adoré (pour le nom surtout) col de Nana se fait sous une douce chaleur puisqu’il a l’excellente idée de recevoir le soleil du matin. La chaîne du Mont-Blanc fait son apparition dans le lointain, tel un phare montrant la direction aux bateaux que nous sommes, qui auront encore bien des vagues et des creux à passer avant de le rejoindre. Je fais un bout de route avec des amis français, Anthony et Raphaël, déjà croisés à quelques reprises et la base de vie de Valtournanche arrive rapidement. Il est jeudi, presque 10h, soit bientôt quatre jours de course.
Cette base de vie est très plaisante. On y arrive au compte-goutte, les zones de restauration, de massage/soin, sanitaire et de repos sont bien délimitées et il est vraiment possible de se retaper. La mécanique, de mon côté, est bien rôdée. Changement d’habits, prise de rendez-vous pour un massage, repas, massage, petite sieste « journée » (soit entre 1h et 1h30), puis 2erepas avant de repartir. Cette fois, j’ai toutefois dû mettre une tâche supplémentaire à mon programme, la recherche de mes bâtons. Je me suis en effet rendu compte qu’un concurrent s’est trompé de bâtons à Greyssonney et qu’il a procédé à un échange avec les miens. Le point négatif est que les siens sont un peu plus usés que les miens, le positif, dans cette situation, est que ce sont exactement les mêmes bâtons, mes autocollants en moins ! C’est donc l’œil fureteur que je me suis baladé dans toute la base de vie pour les repérer, mais j’ai fait choux blanc…
Lorsque je repars, je pointe aux environs de la 360eposition, j’ai « perdu » une trentaine de places au cours de mes 3h30 d’arrêt. Je suis manifestement bien à ma place, de quelques heures plus rapide que lors de mon premier Tor. La barrière horaire est loin derrière moi (10 heures d’avance) et je pourrais même me permettre un gros coup de barre sans risquer d’être mis hors course. Le luxe !
La chaleur est accablante. Il faut dire qu’il est 13h et que le soleil s’en donne à cœur joie. Le Refuge Barmasse arrive à point nommé pour une boisson bien fraiche et une glace, plaisir indicible dans le contexte de cette course où l’on se prive de nombreuses choses. Je fais des émules et cela me permet de discuter plus longuement avec Christophe, compatriote avec qui j’avais déjà échangé quelques mots à la remise des dossards. Il a une forte angine et son binôme a les fourmis dans les jambes mais n’ose pas l’abandonner après avoir fait tant de kilomètres ensemble. Je me propose de faire un bout de route avec lui et de permettre à son pote de finir sa course à son rythme. Le temps d’avaler notre glace et le deal était conclu ! C’est donc en compagnie d’un grand sportif – dans les 15 premiers de la Tot Dret ! – mais diminué par la maladie que je poursuis le sentier qui nous ramènera bientôt à Courmayeur, dans moins de 100 kilomètres…
Le parcours est plutôt facile jusqu’au Refuge La Magià. Montées régulières, faux plats, longues traversées : nous avons tout loisir de discuter, ce qui permet certainement à Christophe de se retaper un peu physiquement. L’arrivée à la Fenêtre de Tzan restera un moment d’intense plaisir. A 2700 mètres, le paysage est dominé par les montagnes qui se découpent dans le lointain. Les couleurs du soleil tombant sont chaudes. Je n’ai qu’une envie, poser mes fesses un moment au pied de la croix et respirer un bon coup. Du souffle, j’en aurai bien besoin pour rester dans le sillage de mon coéquipier dans la descente jusqu’au refuge, pentue à souhait. Il s’est refait une santé, le bougre !
Au refuge, après un peu de soupe et mon désormais traditionnel vers de lait-sirop, j’opte pour une période de repos. Les dortoirs sont agréables à mon souvenir et ce n’est pas vraiment le cas de ceux qui sont proposés par la suite, plus rustiques. J’obtiens un lit directement et finis ainsi cette belle et chaude journée. Au réveil, la nuit est tombée et le refuge est plein. Il y a de l’attente pour aller dormir. Manifestement, je suis 2-3 heures devant une « masse » de coureurs. Il faut absolument que je conserve cette avance qui me donne un confort remarquable dans les ravitaillements et bases de vie. Christophe n’est pas là, contrairement à ce que nous avions envisagé. Je l’attends un moment en mangeant pâtes et soupe, puis me décide à continuer ma route.
La prochaine section restera gravée dans ma mémoire comme l’un des moments forts, féériques, de mon périple. Perdu au milieu des montagnes, pas une lumière de la civilisation autour de moi, juste une coulée de lave blanche des frontales qui descendent de la Fenêtre de Tzan. Je suis en pleine forme, éveillé après ma sieste, motivé comme jamais. La lune éclaire tellement bien le parcours que j’éteinds ma frontale pour marcher sur les sentiers lunaires qui se dessinent sous mes pas. L’extase ! Le refuge Cuney vient presque casser cette belle harmonie, mais je n’y fais qu’un arrêt express pour me retrouver le plus vite possible de retour dans la nature. J’y apprends toutefois que j’ai gagné presque 60 rangs depuis la dernière base de vie ! Incroyable ! Je vais peut-être entrer dans les 300 plus rapides pour boucler le Tor des Géants !
Je retourne bien vite à ma quête d’absolu et ouvre grand mes yeux, mes narines et mes oreilles pour me nourrir de ces moments purs et grandioses. Le bivouac Clermont marquera la fin de cette belle harmonie. Les bénévoles se feront pardonner cette interruption en me servant un excellent plat de pâtes. Il n’y a plus qu’à me lancer dans la longue descente jusqu’à Oyace. Elle me prendra beaucoup de temps mais finalement pas trop d’énergie, malgré la mauvaise surprise de ne jamais atteindre cette foutue base de vie : le sentier nous permet de voir le village très rapidement, mais nous nous en approchons lentement, très lentement en faisant des tours, détours, contours avant d’atteindre le point bas… qui nous condamne à remonter une centaine de mètres de dénivelé pour rejoindre le ravitaillement au cœur des maisons.
Petit bilan de la situation : je suis en bonne forme mais en fin de nuit, donc assez fatigué psychiquement par une longue période nocturne toujours plus éreintante que les étapes diurnes. J’ai une avance considérable sur la barrière horaire qui me permet de prendre mon temps. Je commence toutefois à avoir envie de rentrer dans les 300 premiers, même si le classement n’a en réalité aucune signification. Le coin pour dormir n’est pas protégé et se trouve en bordure des tables du ravitaillement, en pleine lumière. J’ai envie d’enchaîner assez rapidement les dernières étapes, il devrait me rester moins de 24 heures de course. Tout ceci mis dans la balance, je me dis qu’un repos de 45 minutes ne devrait pas être une mauvaise option.
Au réveil, c’est un petit groupe de 4 qui se met en marche pour le col Bruson, dont Christophe que j’ai retrouvé et qui était parti avant moi de Maggia car il n’arrivait pas à dormir. Le rythme est régulier mais je ne me sens pas vraiment à l’aise car sur un tempo trop lent pour moi. Je vais donc assez rapidement me retrouver seul à grimper à l’assaut de ce col que je vaincrai peu après le lever du soleil. Bruson a la particularité de montrer très clairement le prochain défi, soit le col de Champillon, qu’une (très) longue tyrolienne pourrait permettre de rejoindre sans effort… Rêve vain…
Quel plaisir d’arriver à Ollomont ! Cela avait été mon premier contact sportif avec le Val d’Aoste en vue du Tor 2016. J’aime beaucoup cet endroit paisible peuplé de gens accueillants et bienveillants, à tel point que mon entrée dans un restaurant pour un excellent lait grenadine se traduit par le plaisir de boire mon demi-litre, plus celui de ne pas même avoir à débourser un centime pour celui-ci, un client du bar ayant décidé de me l’offrir !!! Un grand merci ! Je me retrouve à entrer dans la dernière base de vie de ce Tor avec mes amis Français que je retrouve avec plaisir.
Ollomont n’est pas la meilleure halte possible. Il peut y faire très froid, il n’y a que trois douches extérieures, les locaux peuvent se révéler un peu exigus et on risque de se faire envoyer sous la tente pour prendre un peu de repos, soit là où tout le monde se change, discute, se soigne… Mais une chose est certaine, c’est la meilleure carte et service du Tor ! On s’assied, une aimable bénévole vient prendre commande de ce que l’on souhaite manger avec plus d’une demi-douzaine de plats à choix, des pâtes au jambon à l’os, en passant par les omelettes plus ou moins garnies. Le service se fait à table et il ne reste plus qu’à déguster le petit plat en rêvant à la pizza de l’arrivée ou en faisant les prévisions des prochaines heures de course et des deux derniers cols majeurs à franchir.
Eh oui ! Déjà plus que deux cols, Champillon et le mythique Malatra, pour rejoindre le Val Ferret, le Balcon du Mont-Blanc puis la tant convoitée Courmayeur… Presque irréel… Tant de sentiers parcourus, de cols franchis, de villages traversés, de siestes improvisées ou programmées, de rares moments de doute et de réguliers instants de plaisirs simples, de litres de liquides ingurgités et de sueur expulsée, de plats de pâtes, de bouillons, de fontina, de prosciutto… Je sens l’excitation me gagner. Je garde un souvenir tellement parfait de cette étape lors de mon précédent Tor que j’ai presque peur d’une déception, même si cette étape n’aura de toute manière rien de commun avec la précédente (je suis près de dix heures plus tôt à Ollomont qu’en 2016). Je ne veux pas plus tergiverser. Je demande un massage, qui a le double effet escompté, soit un peu d’assouplissement – des muscles – et d’assoupissement – de tout mon être – en trente minutes bien investies.
Je repars avec une chaleur naissante, seul mais bien déterminer à retrouver quelques têtes connues en cours de route. Je dégouline de partout mais tient le rythme dans ce col que je connais bien et que je gère à la perfection. Sa dernière portion, après le refuge, est ardue et ne dois pas être abordée fleur au fusil, sous peine d’exploser. C’est le moment de se rappeler que certains coureurs font partie de la Tot Dret, partie depuis Gressoney, et qu’il ne faut surtout pas paniquer en constatant qu’ils vont deux fois plus vite, ce qui normal à défaut d’être mathématique puisqu’ils parcourent deux fois moins de distance. Le sommet est très agréable, dégagé, et permet de voir le chemin parcouru, avec notamment le col de Bruson et, de l’autre côté, le prochain objectif, sous la protection imposante du Mont-Blanc, le col Malatra.
Ma descente est agrémentée par la rencontre avec un troupeau de moutons et les bêlements déchirants d’un agneau esseulé qui, je n’en doute pas, a retrouvé bien rapidement sa maman après mon passage. La chaleur me fait du mal et je ne me sens pas très vaillant sur cette portion qui va annoncer les dix kilomètres de « plat » pour rejoindre Saint-Rhemy-en-Bosses. Je ne fais donc pas honneur au ravitaillement du bas de la descente, malgré le fumet alléchant des grillades, pour enchaîner directement avec cette portion heureusement un peu ombragée. C’est long… mais une rencontre vient agrémenter ma traversée (du désert…) : je retrouve la concurrente qui m’avait copieusement engueulé pour avoir utilisé les douches des filles. Comme elle ne semble plus aussi vindicative, nous entamons la conversation dans un mix remarquable de français, anglais et espagnol, sa langue maternelle. J’apprends ainsi qu’elle s’appelle Nuria, qu’elle a déjà un joli palmarès en ultra-trail et que lorsqu’elle n’est pas en mode « pétage de plombs », elle est plutôt sympa ! Elle finira d’ailleurs juste trois minutes avant moi.
L’arrivée à Saint-Rhémy-en-Bosses est un moment important car nécessitant une décision stratégique. Le cheval sent l’écurie et a envie de poursuivre sans tarder le voyage, mais ceci implique environ une dizaine d’heures avec un seul ravitaillement digne de ce nom à Frassati et plus vraiment d’endroit pour se reposer. A l’inverse, il est possible de prendre un peu de repos sur un lit à Saint-Rhémy, en réfrénant les envies d’emballement, tout en me restaurant un peu avant la sieste puis à nouveau après, et en laissant passer la lourde chaleur qui m’a tant pesé depuis quelques heures. Sachant tout le gain qui peut être attendu d’une fin de parcours en bonne forme, j’opte pour la sieste. C’est donc avec un soleil déjà bas que je reprends ma marche en avant après une heure de sommeil et deux phases de ravitaillement, dont une excellente glace à l’eau.
J’aime beaucoup ce col Malatra qui est comme une voie royale. De pente régulière jusqu’à l’alpage de Merdeux, il offre du dénivelé « facile » et découvre au fil des kilomètres le chemin qui mènera les coureurs à la faille, la fenêtre qui nous fera basculer dans le val Ferret, dans la dernière ligne droite. La tombée de la nuit m’accompagne et je suis obligé de prendre ma frontale pour repérer les balises qui me conduisent au refuge. Une trentaine de minutes d’arrêt pour me nourrir, boire un lait et me préparer pour la nuit et l’altitude, puis je pars à l’assaut de cette dernière ascension jouissive. J’ai presque peur d’y aller, de quitter ce refuge pour me rapprocher inexorablement de la fin de ce voyage. Après cela, il n’y aura plus que Bertone et Courmayeur, puis un grand vide, sidéral, abyssal… Je chasse ces pensées.
Laissant Frassati en contrebas, je devine devant moi quelques lumières éparses. Je me rends compte à quel point ma course cette année est plus rapide à cette dispersion des frontales. Je suis en avance sur le gros de la troupe et ne devrait pas, comme je l’avais fait il y a trois ans, rattraper de nombreux concurrents. La dernière portion du col est vraiment aérienne. J’ai une pensée pour ceux qui passeront là le lendemain dans le cadre de la nouvelle course « Col de Malatra », qui peut s’adresser à des traileurs moins aguerris. La pente est raide, aérienne, le parcours jalonné de chaînes pour se hisser, la glissade peut entraîner une chute sur plusieurs mètres… je trouve le parcours osé pour des concurrents « lambda ».
Le passage du col reste un moment fort, mais beaucoup moins émotionnant pour moi que lors de mon premier Tor. En pleine nuit, il est plus difficile de vraiment se rendre compte où on est, ce qui a été accompli, alors qu’au lever du jour, c’était un émerveillement indicible. J’entame donc assez rapidement la longue descente qui me mènera, après un petit ressaut de 200 mètres de dénivelé, au sentier du Tour du Mont-Blanc. C’est le milieu de la nuit et je ressens de plus en plus fortement l’envie de dormir. Je me félicite d’avoir pris le parti de me reposer un peu auparavant, sinon j’aurais été contraint à une sieste improvisée dans le froid de la nuit, au bord du sentier.
Je suis fatigué. Je subis ce chemin que j’avais pourtant couru de bout en bout trois ans plus tôt. Il faut que je me concentre pour ne pas sombrer. Je chante, je me pince, je m’invective, je rajuste mon sac, change mes bâtons de main, m’offre le droit de fermer les yeux en marchant pendant une seconde… et manque de tomber sur le bas-côté ! Je lutte… Enfin un panneau… oh non, encore une heure pour le refuge Bertone. Après 130 heures déjà épuisées, cette heure me semble à ce moment insurmontable ! Comprenne qui pourra… Heureusement, tout évolue très vite et un petit événement peu redonner des forces insoupçonnées. Cette nuit-là, ce seront les lumières, au loin, de la plateforme douanière de l’entrée du tunnel du Mont-Blanc qui me procureront le souffle de lucidité nécessaire pour avancer.
Bertone sera un bref arrêt pour remercier les bénévoles de leur présence, mais l’envie est de « finir le travail » avant de subir une nouvelle attaque irrépressible de paupières. Je vais donc rapidement aller manger la poussière de la descente pour rejoindre les premières maisons de Courmayeur et le bitume. La ville est endormie, il est plus de 2h du matin. Tout est paisible, je m’émerveille d’être là. Le parc est traversé, puis la route d’où nous avons pris le départ il y a cinq jours et demi, les premières maisons de la rue principale, les commerces aux couleurs du Tor, les lumières de l’arche d’arrivée et, pour la seconde fois, le bonheur de gravir cette petite rampe qui marque symboliquement la fin des ascensions et le terme du périple. Les faits : 134 heures et 41 minutes, 291esur 957 partants, 565 finishers.
Bon, soyons franc, à cette heure avancée de la nuit, je ne suis pas accueilli par une foule en délire ! Mais la chaleur des quelques personnes présentes, des membres de l’organisation et des bénévoles, les félicitations reçues, la demande de signer l’affiche, tout cela concourt à me permettre de prendre conscience de ne pas avoir accompli quelque chose de banal. Mon état général est plus que satisfaisant puisque mon coup de fatigue s’est évaporé au fur et à mesure que je redescendais dans la vallée, que je ne souffre d’aucune blessure ou douleur et que je suis bien et heureux dans ma tête. J’ai pourtant passé plus de 134 heures en montagne, parcouru 347 km (selon les coureurs, 330 km selon les organisateurs et distance inconnue selon la police), gravi 27'000 m de dénivelé positif et négatif (24'000 m selon les même sources), connu des températures de 0 à 30 degrés (et des ressentis avec une plus large amplitude encore), affronté la pluie, la neige, le grésil, le brouillard, la nuit, le soleil de plomb, le froid à glacer tout l’organisme et pourtant, je suis là, au bout du périple, prêt à remettre ça !
Vive le Tor et merci les Valdôtains !
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5 commentaires
Commentaire de jano posté le 18-08-2020 à 14:52:47
Salut charly,
Un grand merci pour ton récit qui me replonge dans le tor (bon, je n'ai jamais totalement émergé...).
La description des endroits et le ressenti sont en tous points similaires à mes souvenirs.
Ca me donne tellement envie d'y goûter aussi une 2eme fois !
Commentaire de CharlyBeGood posté le 18-08-2020 à 17:04:28
Merci jano pour ton retour, et heureux que mon récit ait évoqué quelques réminiscences agréables. Cela aurait pu être mon cas aussi cette année si Covid-19 n'avait pas fait des siennes et pousser à l'annulation de la course...
Commentaire de Antoine_974 posté le 19-08-2020 à 12:17:31
Toujours autant de frissons en lisant ton compte-rendu.
Moi qui rêvait d'y retourner dans moins d'1 mois...
Ça fait encore une longue année à attendre...
Bravo pour ta gestion de course
Commentaire de CharlyBeGood posté le 20-08-2020 à 15:15:47
Merci ! On devrait pouvoir revivre ces moments intenses l'an prochain. D'ici là, ce sera la Swisspeaks pour moi, afin de ne pas perdre la main (ou le pied !)
Commentaire de Cheville de Miel posté le 01-09-2020 à 10:18:29
Vivement le prochain voyage.....
Merci!!!
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