Récit de la course : Saintélyon 2018, par cyrille71

L'auteur : cyrille71

La course : Saintélyon

Date : 1/12/2018

Lieu : St étienne (Loire)

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Distance : 81km

Matos : Inov-8 trail talon 200
Hoka evo race 17L
Forerunner 920XT

Objectif : Faire un temps

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Opération Saintélyon

Le tome 2 des courses-enquêtes de l’agent PetitTraileurMaisCostaud vient de sortir. Du suspense, du danger, de l’humour, découvrez en exclusivité mondiale les nouvelles aventures du traileur préféré des coureurs à pieds et prenez le départ avec lui d’une mission secrète qui le mènera sur les routes d’une course pionnière des épreuves de grand fond. Vivez l’opération Saintélyon ! 


Il y a un mois de cela nous laissions l’agent PetitTraileurMaisCostaud au volant de sa mystery machine. Celui-ci reprenait alors la route depuis le petit village d’Aluze, charmante commune de la côte Chalonnaise, après une opération trail nocturne sur laquelle il avait été envoyé dans le plus grand secret. Une opération d’ailleurs couronnée de succès et qui avait permis de mettre à mal l’une des innombrables légendes qui circulent dans nos campagnes autour des traileurs mangeurs d’enfants.

Mais déjà se profilait une mission d’une toute autre envergure. Sans attendre que sa lampe frontale n’ait eu le temps de refroidir, les services secrets du ministère des sports commencèrent en effet à distiller à notre agent, au travers du poste radio de sa mystery machine, quelques informations à propos d’un nouveau mystère. Interrompant tout net une diffusion de Bohemian Rhapsody, les autorités n’étant pas à un scandale près, le message était sans équivoque.

« Mystery machine, ici Paris, les sportifs parlent aux sportifs. 30000 pattes qui annuellement bravent les premiers froids et le mauvais temps, 30000 pattes abandonnant leurs vertes origines pour un derby nocturne avec une autre citadine ». Pour un expert comme notre agent, le décryptage était évident. Dans son esprit une traduction de ce message radiophonique se mit rapidement en place, elle donnait quelque chose comme... « Tous les ans des coureurs tenteraient de rallier Lyon depuis Saint Etienne malgré le froid, la neige et le verglas, il paraîtrait même qu’ils feraient ça de nuit, sans doutes pour ne pas se faire repérer ».

Des informations sommaires bien entendu mais qui avaient pour but de permettre à l’agent PetitTraileurMaisCostaud de se préparer au mieux en vue de cette nouvelle infiltration en milieu hostile. Nul doute que le ministère se chargerait de lui transmettre par des voies détournées les détails nécessaires en temps voulu, un secret tardivement dévoilé est un secret bien gardé ! Mais sans plus attendre retrouvons notre sympathique agent alors que ces quelques éléments viennent de lui être communiqués…

« 30000 pattes qui annuellement bravent les premiers froids et le mauvais temps, 30000 pattes abandonnant leurs vertes origines pour un derby nocturne avec une autre citadine »….Mais c’est bien sûr, la Saintélyon ! Je me doutais bien qu’un jour mes responsables se décideraient enfin à diligenter une enquête sur ce mouvement de foule qui chaque année sème la pagaille entre Saint-Etienne et Lyon. Pensez-donc, 65 années que ça dure, 65 année que chaque premier weekend du mois de décembre plus de 15000 coureurs à pieds réalisent tout ou partie de cette liaison entre l’ancienne capitale industrielle Ligérienne et la capitale des Gaules. Pour donner le change on appelle cet exode massif une course de grand fond, la plus ancienne organisée sur le territoire. Environ 72km et 1900m de dénivelé à réaliser de nuit dans le froid et parfois la neige et le verglas. Des chiffres et des conditions qui suffisent dans la plupart des cas à éloigner les curieux et ainsi maintenir le secret sur ce qui amène ces hommes et ces femmes à braver les éléments et le sens commun de la sorte tous les ans.

Pour cette 65ème édition les curseurs ont encore été poussés puisque la doyenne affiche cette fois 81km pour 2100m de dénivelé positif, un ratio entre chemin et route de 65% et 35% et un dénivelé négatif de 2400m. En réalité il s’agit d’une Saintélyon testamentaire, un hommage à Alain Souzy, son instigateur emblématique. Ce dernier aura laissé en héritage cet ultime tracé reliant entre eux tous les lieux mythiques qui ont fait l’histoire de cette course: bois d’Arfeuille, de Pindoley, de la Roche, de la Dame et du Boucha, Montées des Rampeau, du Signal, des Lapins, de l'Aqueduc...Pourquoi affronter autant de difficultés de nuit et à une période de l’année où l’on aurait plutôt envie de se réfugier sous un plaid avec un chocolat chaud après avoir dévoré une raclette ou une fondue...Bien des mystères entourent cette course, il faut en avoir le coeur net !

Je dois bien avouer que l’incompréhension et le besoin d’informations des services secrets du ministère des sports autour de cet évènement sont aussi les miens, j’étais d’ailleurs à deux doigts l’année dernière de m’inscrire pour mener une enquête personnelle en dehors de tout cadre légal. C’est donc avec un certain enthousiasme que j’accepte cette nouvelle mission qui va me conduire entre plaine du Forez et monts du Lyonnais dans la nuit du premier au deux décembre.

Il me reste un mois pour me préparer au mieux, c’est court mais en même temps je peux m’appuyer sur la préparation foncière réalisée avant l’opération Templier et sur l’expérience accumulée lors de cette même opération. La Saintélyon a également ceci de particulier qu’il s’agit d’une course assez roulante puisque disputée pour un tier sur route et dans une région au relief assez peu escarpé. Les chemins rencontrés doivent permettre de maintenir un bon rythme de course et les différentes ascensions ne sont jamais bien longues. De plus le dénivelé cumulé est favorable, en effet Saint-Etienne culmine à environ 550m d’altitude contre 160m pour Lyon dans sa partie basse qui est celle où se situe l’arrivée. Tous les éléments sont donc réunis pour en faire une course rapide.

Le programme est donc simple, maintenir un kilométrage hebdomadaire conséquent pendant trois semaines avant une dernière semaine allégée afin d’arriver frais pour le départ. Conserver des séances de trail et si possible de nuit afin de se rapprocher des conditions de course et du terrain que je vais devoir affronter. Enfin travailler mes allures semi-marathon et marathon pour faire face dans un premier temps aux dix premiers kilomètres au départ de Saint-Etienne qui sont toujours courus à une vitesse élevée par l’avant du peloton et pour répondre ensuite au challenge de remettre du rythme dès que le terrain et la pente s’y prêteront.

Un travail de suivi des opérations secrètes que j’ai déjà menées va aussi me permettre de valider cette préparation lors de deux compétitions. Je vais ainsi tout d’abord disputer le trail nocturne de la MégaMadone à Saint Gengoux le Nationale le 10 novembre. Une course qui s’inscrit dans le même cadre que le Roc d’Aluze, autre trail nocturne au cours duquel j’avais réalisé une mission d’infiltration ayant pour but de mettre fin aux agissements d’une secte de traileurs satanistes. Mon enquête avait révélé que cette tribu de coureurs était finalement tout à fait respectable et ce trail de la MégaMadone sera donc une bonne occasion d’apporter de nouveaux éléments à mon rapport. Cette course de 14.5km pour 450m de dénivelé va se dérouler dans des conditions difficiles avec de la pluie et beaucoup de boue sur l’ensemble du tracé. Nous verrons plus tard que ces conditions seront une bonne préparation pour ce qui m’attend lors de la future mission Saintélyon. Au final un temps de 1h6min50s, une 8ème place sur 102 arrivants et un gros rythme malgré ce terrain difficile. Mes conclusions du Roc d’Aluze se voient également confortées par la sympathie de cette organisation ici à Saint Gengoux, les tribus locales sont décidément bien accueillantes, n’en déplaise au ministère !


Deuxième sorties dans le cadre d’une opération au long court sur laquelle je suis engagé. Une enquête qui m’amène sur le semi-marathon de Beaune pour une quatrième participation consécutive et qui vise à établir s’il existe un lien entre course à pieds et alcoolisme sur cette épreuve intégrée dans le weekend de la vente des vins des hospices de Beaune. La perspective de ravitaillements oenologiques donnerait-elle des ailes aux coureurs ? Se déplacent-ils en masse ici en raison de l’après course dégustative qui les attend en ville ? Les vignobles traversés dégageraient-ils des effluves dopantes ? Autant de questions auxquelles je tente de répondre tous les ans. Je sens bien que mes responsables s'impatientent mais difficile de rester lucide sur une course où les organisateurs récompensent le meilleur déguisement avec son poids en vin et distribuent des dizaines de magnum de crémant de Bourgogne à une meute de coureurs brandissant en l’air leur dossard l’écume aux lèvres et le regard brillant...Je recevrais moi-même un magnum cette année, je ferais rapidement disparaître ce pot de vin, manquerait plus que l’on m’accuse de partialité et de corruption ! Je retrouve sur cette enquête l’agent QuiMonteAuxMurs (alias Laure) avec qui je fais habituellement équipe sur cette course. Nous ne sommes en effet pas trop de deux pour faire face aux coureurs avinés qui pourraient faire barrage à la grande cause de la course à pieds. Un départ très rapide sur ce semi-marathon, rapidement l’agent QuiMonteAuxMurs prend les devants, l’objectif pour elle est d’intégrer le top5 de cette épreuve afin de recueillir des informations dans l’envers du décors des podiums d’arrivée. Je poursuis à un bon rythme tout en surveillant le contenu des différents ravitaillements, les montées ne me voient pas faiblir et je termine dans un temps de 1h24min40s cette sortie d’observation. Une très belle 58ème place sur 2288 arrivants et surtout de gros progrès en vitesse, décidément cette préparation se déroule sans accrocs. Objectif atteint également pour ma partenaire du jour qui monte sur le podium. De nouveaux beaucoup d’informations recueillies sur cette journée beaunoise mais je m’interroge toujours, mes résultats sur ce semi-marathon sont en progrès constants, il se passe quelque chose ici et je pense demander à ma hiérarchie de poursuivre mes investigations l’année prochaine.


La fin du mois de Novembre approche et le ministère consent enfin à me délivrer quelques éléments supplémentaires. Comme je m’y attendais les objectifs assignés sont élevés, faire la course devant afin de comprendre comment s’organise ce déplacement de population, identifier les éventuels passeurs et enfin déterminer la cause de cet exode. Une mission complexe donc, mais j’apprends aussi que les agents QuiMonteAuxMurs et Remontada (alias Xavier) seront également présents sur cette opération SaintéLyon. Ils se chargeront tous les deux d’intégrer le groupe de coureurs qui ouvre le chemin depuis Sainte-Catherine, en amont des migrants de Saint-Etienne parmis lesquels je vais me fondre. Un groupe d’élite puisque ces coureurs sont certainement là pour sécuriser la deuxième partie du tracé, vitesse et discrétion seront de rigueur !

M’est aussi communiquée ma couverture du weekend, je vais me glisser dans un groupe de coureurs de la tribu Courir Moroges qui ont prévu de participer à cette course de grand fond. Je connais bien cette tribu aux us et coutumes assez proches de ceux de la tribu Teamdhoublons que je côtoie fréquemment. Me faire passer pour l’un d’entre eux ne devrait pas me poser de problème, la bière de récupération voir de préparation est intégrée dans mon mode de fonctionnement depuis maintenant bien longtemps.

Les derniers entraînements réalisés me laissent assez optimiste par rapport aux objectifs qui m’ont été fixés et j’estime alors pouvoir accomplir cette mission dans un temps proche de 8h30min. Ce chrono devrait me permettre de terminer dans les deux cents premiers, espérons que cela soit suffisant pour recueillir les éléments propres à lever le mystère autour de cet évènement…

Les derniers jours me permettront d’affiner ma stratégie de course en fonction de l’évolution des bulletins météorologiques détaillés que me fournissent les services secrets. Les dés sont jetés, le temps sera pluvieux et venteux et le terrain sans doute boueux, autant de difficultés qui vont s’ajouter et qui commencent à m’inquiéter quand à ma capacité à remplir cette mission. Par contre mes dernières interrogations trouvent ici leur réponse, ce sera équipé de chaussures de trail et avec une veste de pluie glissée dans mon sac que je prévois prendre le départ. J’abandonne toute velléité de partir léger, trop risqué au vu des conditions annoncées pour la nuit, un coup de froid serait catastrophique et définitivement rédhibitoire.


Samedi premier décembre, 15h, le moteur de ma mystery machine ronronne alors que je me rends à Lyon accompagné de David de la tribu Courir Moroges. Aussi bizarre que cela puisse paraître il faut d’abord se rendre à l’arrivée pour récupérer le laisser passer qui nous permettra ensuite de nous rendre à Saint-Etienne. Et c’est durant ce voyage d’approche en apparence anodin que vont se présenter les premiers écueils. À hauteur de la barrière de péage de Villefranche sur Saône nous sommes bloqués par une cinquantaine de personnes vêtues de gilets jaunes et bien décidées à nous retenir ici. Une fuite a dû se produire au sein du ministère et on tente de faire avorter l’opération ! Heureusement les services secrets sont sur le coup et c’est une véritable scène de guérilla urbaine qui se déroule à présent au beau milieu de l’autoroute alors que policiers et CRS tentent de repousser les assaillants à grand renforts de gaz lacrymogène. J’actionne discrètement les dispositifs de défense de ma mystery machine pour éviter l’asphyxie tandis que la route fini par être dégagée. Nous parvenons à franchir ce blocage mais cette première alerte vient renforcer mes convictions, cette mission Saintélyon ne va pas être de tout repos !

Lyon, 16h, la suite du voyage s’étant déroulée sans que nous ne rencontrions d’autres difficultés nous nous présentons devant la Halle Tony Garnier, point de rendez-vous des coureurs entraînés peut-être bien malgré eux dans la folie nocturne qui s’annonce. Un frisson me parcourt alors la colonne vertébrale, les entrées du bâtiments sont étroitements surveillées et filtrées, des fouilles sont même réalisées, ma couverture va-t-elle résister à cet examen de passage...C’est l’heure de vérité pour toute l’opération, je m’avance derrière mon collègue de Courir Moroges, celui-ci traverse ce point de contrôle sans être inquiété et mon tour arrive. Je retiens mon souffle alors qu’un vigile examine le contenu de mon sac, je le vois hésiter un instant devant mon système de vision nocturne mais l’habile camouflage dont ont usé les services secrets du ministère pour faire passer ce dispositif pour une simple lampe frontale semble donner le change. Je reprends rapidement mes affaires et rejoins David à l’intérieur du bâtiment, cette fois c’est gagné, j’ai réussi à infiltrer cette Saintélyon 2018, la mission va pouvoir commencer !

L’agent PetitTraileurMaisCostaud a franchi une première étape en pénétrant la Halle Tony Garnier, il est maintenant dans l’antre de la bête, un anonyme parmis plus de 17000 autres candidats au voyage prêts à rassasier de leurs efforts et de leurs douleurs cette Saintélyon qui réclame chaque année son dû. Une nouvelle identité lui est donnée, numéro 8954, ainsi que des instructions à respecter scrupuleusement pour pouvoir prétendre à suivre la voie que vont bientôt tracer tous ces fous de course adeptes d’un Jihad non pas terrestre mais trailestre. Mais si pour PetitTraileurMaisCostaud les grands évènements de la planète trail n’ont déjà plus de secret, ici l’appétit gargantuesque de l’épreuve est réellement impressionnant et l’organisation parfaitement rodée. Pensez-donc, toutes ces personnes à convoyer dans la nuit vers des lieux de départ multiples et sans doute tenus secrets, pas de place ni à l’erreur ni à la panique pour notre agent sous peine d’attirer l’attention sur lui. Pour tous les coureurs les consignes sont clairs, 10kg de bagages, pas un de plus, et un chasuble portant leur numéro unique à revêtir en toutes circonstances. Des navettes attendent au bout de la rue le flux ininterrompu que recrache à présent la Halle Tony Garnier, ce flux de visages qui vont maintenant s’effacer dans la nuit pour ne ressurgir qu’au petit matin si la bête, accédant à leurs suppliques, consent à ne pas les dévorer.

Une petite heure suffira à rallier Saint-Etienne où la foule des coureurs est mise au secret dans deux grands gymnases en attendant que l’heure du grand départ ne sonne. L’occasion pour chacun de vérifier une dernière fois son matériel et sa tenue, de se restaurer, de refaire le point sur les difficultés à venir ou bien encore de discuter avec ses amis et ses voisins avant de rentrer dans la bulle que formera bientôt autour d’eux la pluie, le froid et la nuit. Les passeurs sont là pour guider les novices et bientôt des rumeurs commencent à circuler. Le départ serait donné par vagues de 1500 coureurs, chacune de ces vagues étant espacées de 15 min. Cette mise en action temporisée à certainement pour but d’éviter aux participants de tous se faire interpeller en cas d’intervention directe du ministère, la thèse d’une fuite au plus haut niveau semble se confirmer pour qu’autant de précautions soient prises. Visiblement les organisateurs savent bien que la course commence à intéresser les autorités, espérons que cela ne soit pas préjudiciable au bon déroulement de l’opération que s’apprête à lancer l’agent PetitTraileurMaisCostaud. L’information concernant ce départ par vague n’ayant pas pu lui être communiquée par les services secrets, nous retrouvons notre agent alors que ces rumeurs arrivent jusqu’à lui et qu’un mouvement de foule commence à animer le gymnase. 

Saint-Etienne, 22h, alors que je discute avec David des rumeurs qui circulent à propos d’un départ en vagues de 1500 coureurs, nous percevons un changement dans l’attitude de bon nombre de nos voisins dans cet immense gymnase qui nous abrite depuis maintenant plus d’une heure. Des sacs se bouclent, des coureurs se lèvent. Nous comprenons que quelque chose est en train de se passer et nous nous pressons dès lors de regrouper nos affaires pour rejoindre la sortie du bâtiment. À l’extérieur nous comprenons rapidement que les vannes ont été ouvertes et que se sont effectivement des flots de coureurs qui sont en train d’affluer vers les digues formées par le sas et la ligne de départ. Après avoir abandonné nos bagages aux pieds d’une camionnette, avec la promesse de les retrouver demain matin à Lyon à l’issue de celle qui je l’espère ne sera pas un voyage sans retour, nous plongeons dans ces flots et nous laissons emporter par le courant. Nous reprenons pieds au milieu de la rue, à plus de 50m de l’arche de départ, visiblement bien trop loin de celle-ci pour faire partie de la première vague qui va s’élancer à 23h30. Je n’ai pas le choix, il me faut avancer et je décide alors d’abandonner mon compagnon de Courir Moroges et par là-même une partie de ma couverture afin d’essayer de nager vers la ligne de départ. Je me débats tant bien que mal au milieu des coureurs et finis par m’échouer à une trentaine de mètres de celle-ci. Encore un peu loin mais j’estime suffisant ce placement pour intégrer cette fameuse première vague, garantie ensuite de pouvoir évoluer à l’avant de la course.

Je profite de la grosse heure d’attente qui m’attend pour ajuster mon matériel, vision nocturne en place, balise GPS en liaison directe avec mon unité d’appui et de sauvetage activée, tous les voyants sont aux verts. Je suis soulagé de voir que mon infiltration n’a pas été repérée. Je vais pouvoir me concentrer sur ma mission et réunir suffisamment d’éléments pour comprendre et permettre ensuite au ministère d’agir dans l’intérêt de ces malheureux, engagés ici dans un voyage au bout de la nuit. Une fine pluie commence à tomber sur Saint-Etienne. Elle ne va plus nous quitter de toute la course et va contribuer à durcir l’épreuve qui s’annonce et à miner, petit à petit, le moral des participants. Plus que jamais la force mentale sera prépondérante aujourd’hui.

Avec cette météo, un tantinet pourrie, mon esprit commence à divaguer. Peut-être qu’une partie des engagés cherche simplement à échapper à des conditions de courses trop difficiles ici et souhaite rejoindre des latitudes plus propices à la pratique de leur activité favorite, des réfugiés climatiques en somme...Non, Lyon et Saint-Etienne sont positionnées sur des latitudes proches et le niveau d’ensoleillement annuel y est le même à quelques heures près - et oui, une mission ça se prépare, j’ai buché ! Peut-être alors que le fardeau de devoir soutenir l’ASSE pèse trop lourd et que le passage chez l'ennemi intime à grand renfort de promesses d’épiques joutes européennes est-il devenu trop tentant. L’argent autorisant tout dans le monde du foot, le rachat de supporters a peut-être déjà commencé...Mais encore une fois je balaye cette hypothèse d’un revers de la main. Les années de gloire des Gones quand l’OL trustait la première place du championnat sont bien loin et après tout, ce sont plutôt les verts qui dictaient leur loi lors des premières éditions de la Saintélyon.

Alors quoi, que pousse ainsi tous ces migrants d’une nuit sur les chemins de la Loire et du Rhône ? Quel eldorado lumineux leur fait-on miroiter alors même que la fête des lumières n’éclairera la capitale rhodanienne qu’une semaine plus tard ? Mais un coup de feu me tire de mes réflexions, il est 23h30 et le départ vient d’être donné. En route PetitTraileurMaisCostaud, enfin numéro 8954, c’est une longue nuit qui s’offre à toi, une nuit d’observation, de réflexion et d’introspection. Pourvu qu’au terme de cette promenade nocturne des réponses puissent apporter un nouvel éclairage sur cette mystérieuse Saintélyon.


Le barrage qui maintenait dans sa retenue les concurrents vient donc de s’ouvrir et ce sont 1500 d’entre nous qui déferlent à présent sur la chaussée détrempée ici à Saint-Etienne. Quelques dizaines de secondes et une bonne dose de stress me seront nécessaires pour franchir l’arche de départ, le temps que la masse compacte des coureurs positionnés devant moi puisse s’écouler. Et c’est donc avec soulagement que je vois cette première vague m’emporter avec elle alors que le barrage se referme déjà derrière nous. À moi de jouer maintenant pour surfer sur celle-ci et remonter le millier de coureurs qui me séparent de la tête du peloton avant que nous n’entrions dans les premiers chemins et que ne se forment les premiers ralentissements.

Doubler devient un leitmotiv, doubler à droite, doubler à gauche, en passant sur le terre plein central, en montant sur les trottoirs, je me faufile, j’esquive, accélère dès qu’une ouverture se présente, me rabats pour mieux déborder plus loin. Ces premiers kilomètres que certains trouvent rébarbatifs seront pour moi assez excitants, j’oscille comme prévu autour de ma vitesse marathon et les dix premiers kilomètres jusqu’à la sortie de Sorbiers seront effacés en à peine 50min, j’adore quand un plan se déroule sans accroc ! Ces efforts consentis en début de course m’ont permis de me replacer aux alentours de la 200ème place et je peux sereinement aborder les premiers chemins et ascensions. Comme prévu la pluie nous accompagne mais cette dernière n’est pour le moment pas trop forte et la veste de pluie est toujours bien au chaud au fond de mon sac. Par contre nous commençons à nous familiariser avec l’invitée du jour, la boue ! Une boue liquide dans laquelle nous pataugeons gaiement, de toute façon après avoir trempé les pieds dans une première flaque le mal est fait et ce n’est plus la peine de chercher à les contourner. Dans les premiers sous-bois que nous traversons le terrain reste cependant relativement praticable et pas trop glissant. J’alterne marche rapide et course en fonction de l’importance de la pente, le moindre replat devient l’occasion d’une relance et je continue à grappiller quelques places. Je me met à espérer que la météo reste en l’état, cette petite pluie fine me laisse indifférent, je n’ai pas trop chaud sous ma couche thermique et je n’ai pas froid ni aux pieds ni aux mains.

Les kilomètres défilent vite, quand je peux je jette un coup d’oeil derrière moi, la vue est féérique ! Un serpent de lumière ondule dans le paysage, évoluant à flanc de colline, plongeant dans la vallée pour remonter un peu plus loin, disparaissant parfois caché par le relief pour mieux ressurgir à la sortie d’un bosquet. Le voilà le décor qui va s’offrir à moi aujourd’hui, là où la nuit n’offre au regard que les contours du monde qui l’entoure, ce ballet lumineux vient en souligner les variations et en redéfinir les lignes directrices et courbes de niveaux. Une rivière étincelante qui éclabousse d’une aura onirique ces vallons que nous traversons, accrochant follement aux herbes des haillons d’argent. Bon, contrairement aux apparences il n’est pas encore l’heure de faire un somme, j’imprime au plus profond de ma rétine cette image éphémère, plus nous avancerons vers Lyon et plus la densité de coureurs va se réduire autour de nous. Bientôt quand je me retournerai ne demeureront visibles que quelques lueurs dans la pénombre.


Le premier point de ravitaillement se présente après 19km et 1h45min de course. Je ne m’attarde pas sur celui-ci, un verre de Sainte-Yorre et quelques gâteaux que je mange tout en marchant, avec ce temps froid et humide il ne faut pas laisser le corps se refroidir. Je profite de cette accalmie dans notre course effrénée pour observer un peu les autres coureurs, cherchant sur leur visage les réponses à mes questions. La pluie a entamé son travail de sape et la fatigue commence déjà à se lire dans les regards, mais cette fatigue s’accompagne d’une volonté que j’avais déjà pu mesurer dans les yeux des concurrents sur la ligne de départ. J’avais alors noté que certains, affutés comme des lames de rasoir, irradiaient la force tranquille de ceux qui se savent prêts à en découdre. Pour d’autres je pouvais déjà me rendre compte que le défi n’était pas le même. Pour ces derniers la ligne d’arrivée était déjà une fin en soi et si la volonté était également là, elle côtoyait aussi une forme d’appréhension devant le défi à relever. Une même volonté d’y arriver quoi qu’il en coûte mais des attitudes révèlant des objectifs bien différents. Y-a-t-il réellement comme le pense les services secrets du ministère une même explication à la présence de toutes ces personnes sur ce parcours, le doute commence à s’insinuer dans mon esprit.

_Et toi PetitTraileurMaisCostaud, pourquoi es-tu ici cette nuit ?

Ben quelle question, parce que j’aime courir...heu, enfin je veux dire que je suis là pour mener une enquête, établir des faits qui viendront étayer un rapport pour mes supérieurs ! Oulà, je crois que je commence à fatiguer, voilà que je me mets à parler tout seul. Et puis faudrait qu’il se calme un peu mon inconscient, le boulot c’est le boulot ! Reprenons notre course en avant, je vais laisser de côté pour l’instant l’analyse psychologique des concurrents et me focaliser sur l’environnement extérieur qui encadre cette Saintélyon, ce sera plus sûr. Non mais alors, me demander ce que je fais ici, pfff !

La portion entre ce premier ravitaillement à Saint-Christo-en-Jarez et le suivant à Sainte-Catherine est assez roulante et sans grandes difficultés. Une bosse d’environ 100m de dénivelé à absorber vers le 23ème kilomètre mais que je négocierai majoritairement en trottinant, rien à signaler niveau terrain. Par contre niveau météo les choses ne s’arrangent pas, la pluie continue de tomber et commence à se faire plus forte, nous la subissons lors de nombreux passages à découvert. J’aurais mieux fait de laisser tomber les services secrets et de partir dans le privé. Mener cette opération pour le compte d’un équipementier sportif souhaitant infiltrer puis inonder la Saintélyon de vestes de pluie et autres chaussures Goretex, chaussettes étanches ou t-shirt en Mérinos aurait sûrement été plus pertinent sur cette édition et hautement plus rémunérateur ! Comme prévu j’observe plus attentivement les à-cotés de la course, il y toujours beaucoup de supporters sur le bord des chemins pour nous encourager et d’enfants qui attendent une tape dans la main malgré l’heure plus que tardive. Pas vraiment l’image de passeurs cachés dans l’ombre et indiquant la direction à suivre aux fuyards !


Le deuxième ravitaillement est atteint après 3h de course pour 32km, malheureusement la pluie redouble et je fais cette fois une pause pour enfiler ma veste de pluie, je ne la quitterai plus jusqu’à l’arrivée. Tout comme celui de Saint-Christo-en-Jarez, ce ravitaillement est constitué de tentes accolées les unes aux autres. L’analyse de ce mode d’installation m’invite à penser qu’un tel matériel a été utilisé pour pouvoir lever le camp plus rapidement et ainsi disparaître dans la nuit sans laisser de traces. Sur cette réflexion je lève moi aussi le camp, on m’annonce aux alentours de la 150ème place et il s’agit maintenant de ne pas faiblir. La suite du programme, 14km jusqu’au prochain arrêt à Saint-Genou, constitue le point d’orgue de cette 65ème Saintélyon. Un combo gagnant constitué de la descente du bois d’Arfeuille, des montées du Rampeau et du Signal et de la descente du bois des Marches qu’il va falloir négocier au mieux, la route ensuite sera encore longue.

En repartant de Sainte-Catherine nous entrons aussi dans la deuxième partie de la course, celle que les quelques 3500 participants de la Saintexpress ont déjà empruntée et malheureusement labourée. Les conditions se durcissent, le vent souffle sur les hauteurs et les gouttes de pluie nous fouettent le visage. Les passages dans les bois nous permettent d’échapper un peu à ces agressions, mais il faut alors composer avec une boue omniprésente et des appuis qui deviennent fuyants ce qui rend la progression plus éprouvante physiquement. Il n’y a pas de temps de repos, la vigilance doit être constante pour trouver la bonne trajectoire, le bon appui et ne pas glisser. La montée du Rampeau est fidèle à sa réputation, une petite trace au milieu des bois, raide, qui serpente entre les arbres. Impossible d’en voir le sommet. Chacun se concentre alors sur son effort, prendre un rythme, ne plus le quitter et surtout ne pas s’arrêter tant il est ensuite difficile de se remettre en marche. Un groupe de supporters nous attend au milieu de l’ascension pour nous booster et nous communiquer un peu de leur énergie et ça, j’achète ! À la sortie des bois le vent nous accueille de nouveau, je rentre dans ma bulle et m’interroge. Ces passages par des sommets permettaient-il aux coureurs des premières éditions de se repérer dans leur fuite à une époque où les montres GPS relevait de la pure science fiction ? Tout à ces observations j'aperçois soudainement un éclair déchirer le ciel. De l'orage ? Non, juste un éclat de lumière en provenance de Lyon. Je comprends immédiatement que mes collègues sur la Saintexpress viennent d’en terminer et ont activé le transfert des données emmagasinées durant leur course en direction de notre satellite relai. J’espère alors que les agents QuiMonteAuxMurs et Remontada ont pu accomplir leur mission.


Nous enchaînons sur une courte descente jusqu’au village de Saint-André-la-Côte que nous traversons avant d’entamer la remontée jusqu’au signal, point culminant de la course du haut de ses 934m. De nouveau beaucoup d’encouragements sur ces quelques kilomètres, je commence d’ailleurs à tirer les premières conclusions de ces observations annexes. Le voyage que nous réalisons cette nuit est tout sauf clandestin, il aurait plutôt tendance à déplacer les foules à la vue du nombre de spectateurs présents malgré le froid, la pluie, le vent, l’horaire plus que tardif de notre passage. Et puis que de sourires, d’encouragements, de cris, de banderoles, de marques de sympathie qui nous sont offerts lors de notre passage, de quoi redonner la pêche et le moral aux plus fatigués d’entre nous ! Nous rencontrerons même des braseros improvisés pour offrir aux coureurs transits de froid un oasis de chaleur où se réchauffer un instant. Toutes ces personnes ne se déplaceraient pas de la sorte si les efforts de ces hommes et femmes en route vers Lyon étaient vains et dénués de tout sens. Un tel enthousiasme ne peut que venir appuyer des motivations plus profondes.

_Et toi, que ressens-tu PetitTraileurMaisCostaud devant cette chaleur humaine ?

Trop bon, je tape dans toutes les mains qui se présentent, je cris quand une ola accompagne ma foulée, j’adresse des remerciements, fais des signes de la main, et puis encore...Bref, tu es bien curieux mon inconscient, je ne suis pas certain que nos supérieurs apprécieraient de nous voir converser comme ça en pleine mission ! Mais pour te satisfaire je dirais qu’à la place de tous ces participants, je me sentirais surtout renforcé. Renforcé et encore plus convaincu du bien fondé de m’être présenté au départ et du projet que je porte en moi, peut-être même que je porte pour d’autres. Oui, que je porte pour d’autres…Un silence s’installe entre nous, l’un de ces silences qui veulent dire beaucoup. Des connexions sont en train de se nouer dans mon esprit, des théories se forment, des émotions remontent. Mais ces réflexions demandent encore de la maturation et la course est loin d’être terminée. Je me jette à corps perdu dans la descente du bois des Marches, mais ces velléités sont de courtes durées. Le terrain est terriblement piégeux et je me traîne malgré ce fort dénivelé négatif avec qui plus est l’impression de subir et d’être bien trop crispé.


C’est sur ces mauvaises sensations que j’arrive au ravitaillement de Saint-Genou, 46km et 4h45min d’effort. Stratégie habituelle, je ne m’arrête pas, attrape quelques gâteaux et un verre de Sainte-Yorre et repars en marchant le temps de les consommer. Quand j’avais étudié le profil de la course lors de la préparation de cette opération, je m’étais dit qu’à partir de ce point les difficultés seraient derrière moi. Je m’aperçois à présent qu’il n’en est rien et je paye là mon manque d’expérience sur cette épreuve. Ce nouveau segment entre Saint-Genou et Soucieu-en-Jarrest nous verra évoluer majoritairement dans les chemins et donc dans la boue. Nous allons enchaîner les bois de Pindoley, de la Gorge, de la Dame et du Bouchat. Et si le profil est bien descendant, ce sont toujours de nombreux raidars qu’il va nous falloir franchir et bien souvent en marchant pour nombre d’entres eux trop raides pour être courus. Un invité surprise s’invite également dans la danse, un brouillard qui vient hanter ces bois tout en nous renvoyant dans les yeux l’éclat de nos lampes frontales. Même l’orientation en devient par endroit délicate et le moral en prend un coup. Aux difficultés des montées s’ajoute une incapacité à mettre en descente le rythme que je souhaite, par trop gêné par ce brouillard et le terrain glissant. Frustration et crispation, c’est loin de représenter la formule gagnante.

La présence de ce brouillard vient renforcer l’humidité ambiante et la sensation de froid associée. Pour la première fois depuis le départ je commence à avoir froid aux mains. Heureusement le département technique des services secrets a tout prévu et je suis équipé de ce qui m’a été présenté comme la toute dernière innovation en matière textile par nos techniciens. Les manches de ma couche thermique comportent des moufles intégrées que je rabats alors par dessus mes gants, offrant ainsi à mes doigts un nouveau rempart aux morsures du froid. Révolutionnaire, n’est-il pas ? Je ris intérieurement en usant de ce dispositif, comme partout ailleurs les caisses du ministère sont vides et c’est la crise budgétaire. Ils ne se sont pas foulés au département technique, ils sont juste allés se servir chez Décathlon ! Mais je ne leurs en veux pas, le procédé est efficace et je retrouve rapidement le confort thermique perdu.

Je n’ai qu’une hâte, c’est d’en finir avec la traversée de ces bois tout en espérant retrouver un peu de visibilité à terrain découvert. Un bon passage à vide que je prends en pleine tête, mais j’ai l’impression que tout le monde est un peu dans le dur sur cette portion. Ce sera pour beaucoup l’un de ces moments clés à se demander ce qu’ils font ici, à s’infliger ces douleurs, cette fatigue. L’un de ces moments où il faut aller puiser la motivation au plus profond de soi pour ne pas sortir de la course. Un révélateur de cette motivation ? Sans doute.

_Et toi PetitTraileurMaisCostaud, qu’est-ce qui te tient encore en course cette nuit ? 

Ben facile, j’ai été recruté pour ma force mentale ! Je ne lâche jamais rien en course, un seul abandon enregistré sur mes états de service. Une chute qui m’avait valu une grosse luxation de l’annulaire gauche et un passage par la case urgence. Quoi ? Je reste à la surface des choses ? Mais de quoi je me mêle d’abord ! Ah, c’est vrai que tu es un peu moi en fait...Bon tu as raison, enfin j’ai raison...bref nous avons raison tous les deux. Bien sûr qu’il faut une force mentale de haut niveau pour ne pas renoncer, mais cette force mentale est elle-même le résultat d’autre chose. Je ne suis pas malheureux, engagé dans ce voyage au bout de la nuit. Car sur ces routes et ces chemins ce n’est pas un voyage vers l’inutile et le néant, c’est au contraire une élévation vers un horizon plus lumineux. Je dois bien l’avouer, cette course pour moi est devenue plus qu’une enquête et plus je m’approche de Lyon, plus les raisons qui m’ont amenées ici deviennent évidentes à mes yeux. Ces mêmes raisons qui m’avaient déjà presque fait sauter le pas l’année dernière, alors même que l’opération Saintélyon n’était encore qu’un vague projet esquissé sur un bureau des services secrets du ministère des sports.


L’introspection a le mérite d’effacer le temps et sans m’en rendre compte voilà que j’entre dans les faubourgs de Soucieu-en-Jarrest. Une relance sur ce bitume retrouvé et me voilà au 61ème kilomètre du voyage, 6h25min se sont écoulées depuis le départ de Saint-Etienne. Le ravitaillement se trouve cette fois dans un gymnase, l’occasion de se restaurer au sec, quelle chance ! Arrêt rapide néanmoins, si je m’assois et profite de ce confort je sens que la remise en route sera trop difficile. Mes jambes ont été raidies par la pluie et le froid, je sais qu’il me faut maintenir l’activité musculaire de celles-ci au risque qu’elles ne présentent plus suffisamment de souplesse pour me permettre de courir. Comme prévu le redémarrage est douloureux mais au bout d’une centaine de mètres je retrouve une allure correcte et un seuil de douleur supportable.

Pour ces 20 derniers kilomètres la Saintélyon change de physionomie, notre avancée se fera majoritairement sur route et ce tronçon sera globalement beaucoup plus roulant que les précédents. Bien entendu nous rencontrerons encore quelques chemins et un peu de relief, de même la boue et la pluie continueront de nous accompagner. Les jambes sont encore bonnes, j’enchaîne les kilomètres à une vitesse moyenne supérieure à 10km/h, sur certains je frôle même encore la vitesse supersonique de 12km/h. Pas trop rouillé après presque sept heures passées sous la pluie ! C’est dur mais la perspective de l’arrivée m’aide à tenir le rythme. Cette fois les chemins n’en ont que le nom, nous avons rejoint les points de départ de la Saintésprint puis de la Saintétic, les autres formats de course de la nuit, et les quelques 10000 personnes passées avant nous les ont transformés en d’infâmes bourbiers dans lesquels nous enfonçons jusqu’aux chevilles. Encore une bonne montée à hauteur du 66ème kilomètre, celle des Lapins, un sentier agrémenté de marches régulièrement espacées qui viennent casser et le rythme et les jambes. Ces jambes que seules la volonté permet à présent de commander.

_Mais alors PetitTraileurMaisCostaud, as-tu compris ? Sais-tu maintenant ce que toi et tous les autres êtes venus faire ici ?

Oui, j’ai compris. Cette Saintélyon, ce n’est pas une fuite en avant pour tous ces coureurs, ce serait plutôt une mise en abîme. Derrière la course physique vers l’arche d’arrivée il y a également une course intérieure sous-tendue par des raisons très personnelles. Autant d’histoires dans l’histoire, autant de destins qui se cherchent et se trouvent. La course de grand fond est un profond révélateur de l’âme humaine. Elle met à l’épreuve la volonté et les motivations de chacun pour parfois faire ressortir des motivations plus profondes, voir même inconscientes. Bien sûr beaucoup de participants sont là pour réaliser une performance d’abord sportive, atteindre un certain classement ou terminer la course dans un temps donné. Mais pour un grand nombre d’inscrits les raisons de leur présence sur la ligne de départ sont tout autres et la notion de performance s’accompagne bien souvent d’autres motivations sous jacentes. Finalement j’ai compris que ce voyage est un retour vers l’essentiel, qu’il nous met à nu devant nos failles et nos faiblesses pour nous permettre de les dépasser et finalement les retourner. J’ai compris qu’il nous ramène vers la question essentielle, celle qui explique tout, celle qui est à l’origine de tout. 

_Et cette question essentielle, qu’elle est-elle PetitTraileurMaisCostaud ?

Elle est toute simple, mais sa réponse est propre à chacun. Cette question tient en trois petits mots, pourquoi cours-tu. Une seule question mais tellement de réponses.

Qui durant cette nuit court contre la maladie, la maladie de Charcot par exemple qui aura emporté Alain Souzy, le traceur emblématique de la Saintélyon. Qui court au contraire avec ou après une maladie, comme un pied de nez au destin que celle-ci voudrait leurs imposer et ainsi prouver et se prouver que le champ des possibles reste infini.

Qui encore cette nuit court pour rendre hommage à un proche ou pour renouer avec sa propre histoire personnelle. Comment ne pas s’émouvoir de l’histoire d’Anaïs qui suit ainsi les traces de ses grands parents qui se sont rencontrés sur cette même Saintélyon il y a de cela 60 ans.

Qui court dans la pénombre pour affronter ses démons, pour se transcender par l’activité physique, celle-là même qui l’aura fait renaître à la vie après avoir évolué dans les zones les plus sombres de l’existence humaine.

Qui s’est engagé pour accompagner un ami et le soutenir aussi bien physiquement que moralement tout au long de la course. Combien sont là en groupe pour terminer une nouvelle fois l’aventure sportive et humaine à l’origine du lien qui les a unis sur une précédente édition. Combien de “team STL” se sont ainsi formées et combien se formeront ce soir au gré des rencontres.

Qui court avec des yeux d’enfants pour faire le plein d’images, appréhender différemment des lieux qui de nuit prennent un caractère magique.

Ah, ils sont gentils aux services secrets du ministère des sports à toujours vouloir rationaliser les choses, à vouloir donner une explication générale à tout phénomène observable. Mais il y a des choses qui ne s’expliquent ou ne s’analysent pas, elles se vivent tout simplement ! On ne peut réduire autant d’aspirations individuelles à une même envie collective, si ce n’est celle de passer sous l’arche d’arrivée pour que se libèrent alors toutes ces émotions accumulées et que celles-ci laissent place à l’apaisement et à la sérénité.


J’entre en trombe dans le gymnase de Chaponost, 70ème kilomètre de la course et dernier point de ravitaillement, avec 7h20min affiché au compteur. Je suis bien, je suis serein, il me reste onze kilomètres de bitume à négocier et jamais l’arrivée ne m’a paru si proche. Je ne suis plus en mission, celle-ci vient de s’achever dans un tourbillon d’émotions, le ministère pourra bien me reprocher d’avoir abandonné ma couverture avant la fin de l’opération, je m’en moque. Je ne suis plus l’agent PetitTraileurMaisCostaud, pas plus que le numéro 8954. Ni un agent ni un compétiteur, je m’appelle Cyrille, coureur à pieds de mon état et amoureux de l’effort d’endurance. Je suis Cyrille, venu sur cette Saintélyon animé par la curiosité de découvrir ce que cachent ces 81km de routes et de sentiers dont la beauté se réduit à l’étroit faisceau d’une lampe et qui, pourtant, fait briller les yeux de tant de finishers. Venu également me confronter à une forte adversité pour pouvoir ensuite me définir de nouveaux horizons, comme une forme de course-bilan de mes dernières années de pratique et de mon apprentissage de l’ultra. 

Mais au fil de la course, ce ne sont pas ces motivations premières qui se sont affirmées et qui m’ont porté. Ce voyage je ne l’ai pas fait tout seul, d’un point de vue comptable c’est une évidence puisque nous étions 6600 engagés sur cette distance à nous être présentés sur la ligne de départ, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Ce voyage je l’ai vécu en tête-à-tête avec quelqu’un qui m'était précieux, dont j’étais très proche et avec qui j’ai pu pendant quelques étés partager tant de moments de complicité là-haut dans nos montagnes. Une nuit en tête-à-tête avec celui à qui je garde toujours une place dans mon sac et dans mon coeur, Rémy, ce petit frère parti si tôt, parti si vite. Qui d’autre que lui, oiseau de nuit qui avait embrassé la vie lyonnaise, oiseau libre et un peu fou, pour m’accompagner sur cette course si particulière et qui se termine dans sa ville d’adoption. Je ressens souvent sa présence en course, mais jamais elle ne s’était faite si intense dans mon esprit. Dans les moments de doute, de fatigue ou de découragement, c’est lui qui me donnait la volonté de continuer. La volonté d’arriver au bout d’un projet que je porte en moi, d’un projet que je porte pour lui, l’emmener avec moi sur des épreuves que, peut-être, nous aurions pu relever ensemble.

Qu’est ce qu’on peut se sentir fort lorsqu’on sait pourquoi on court ! Je repars de Chaponost à l’aube avec l’envie de ne rien lâcher, de me donner jusqu’au bout malgré les jambes douloureuses. Les kilomètres défilent, 5’50” - 5’57” - 5’42” - 5’20”...Une dernière difficultés avec la montée de Montray, je laisse passer l’orage et je relance dans la descente du parc aventure de Sainte-Foy-les-Lyon. Le compte à rebour final a débuté, les derniers kilomètres se retranchent, 5’46” - 6’30” - 5’45” - 5’40”...Je contourne la Halle Tony Garnier, les bruits de l’arrivée commencent à se faire entendre. J’entre enfin dans la lumière, l’arche d’arrivée est là devant moi. Encore quelques mètres pour enfin passer sous celle qui nous narguait la veille lorsque nous étions venus chercher nos dossards dans l’antre de la bête. Je savoure cet instant et tout en passant la ligne d’arrivée je dédie cette victoire personnelle à celui qui fera à jamais parti de moi, à toi Rémy.


Je suis vidé, physiquement détruit, mais quelle satisfaction ! À ma montre le chrono affiche 8h30min31s, pour un objectif initial de 8h30min c’est pas si mal. Mais en voyant le classement s’afficher je comprends d’un coup que cette nuit c’est une grosse performance que j’ai réalisée, je termine en effet à la 87ème place, il y aura 5207 arrivants et 1391 abandons. Incroyable, je comprends d’un coup que les conditions météo de cette Saintélyon ont fait beaucoup de dégâts. À l’instar de mes collègues j’active le transfert des données que j’ai emmagasinées sur cette épreuve, le ministère en fera bien ce qu’il voudra, mon opinion est faite ! Je récupère mon téléphone et appelle mes proches, l’envie de partager cette course est trop forte, difficile même de savoir par où commencer. Autour de moi beaucoup d’autres finishers des différentes épreuves et chez chacun d’eux cette même fierté d’être arrivé au bout de la course, au bout de son rêve.

Je retrouve l’agent QuiMonteAuxMurs en sortant de l’aire d’arrivée, en voyant son sourire je comprends que pour elle aussi l’opération s’est bien passée. Ah oui, première place chez les féminines et 37ème au scratch sur les 44km de la Saintexpress, elle n’a pas amusé le terrain, ça sent la promotion ! Petit débrief, je lui demande rapidement si de son côté elle a pu recueillir des éléments probants à communiquer à notre hiérarchie.

_Des éléments….Ah oui, la mission ! Ils sont pas bien au ministère quand même, feraient mieux de venir la courir eux-mêmes cette Saintélyon, ils en apprendraient bien plus sur la course à pieds en une nuit que durant toute une carrière de bureaucrates !

Je la vois s’éloigner et monter sur le podium de remise des prix, quelque chose me dit qu’elle aussi a trouvé sur cette course ce qu’elle était venue chercher. Un révélateur cette Saintélyon disions-nous ?

Un peu plus tard ce sont David et Mathieu, tous les deux finishers respectivement de la Saintélyon et de la Saintexpress et membre de la tribu Courir Moroges, qui me retrouveront pour un petit repas d’après course bien mérité accompagné de son indispensable bière de récupération. Et de la récupération il va nous en falloir beaucoup ! On refait le match, partageons nos impression, il y a tellement à raconter.


Je quitte la Halle Tony Garnier alors que les coureurs continuent d’en terminer, ces arrivées vont ainsi se poursuivre jusqu’en fin d’après-midi. Chacun sera allé au bout de lui-même, il n’y a pas de petite victoire quand on se donne à fond pour ses objectifs personnels.

Cette course m’aura marqué physiquement et mentalement et j’aspire à quelques semaines de vacances avant de repartir en mission, il faut que j’en parle à mes supérieurs. Mais alors que je m’apprête à grimper à bord de ma mystery machine, voilà justement qu’une enveloppe comme portée par le vent vient se poser sur le tableau de bord. Décidément le ministère a toujours un temps d’avance. Les vacances attendront et une nouvelle mission se présente déjà, moi qui m’attendais plutôt à une mise à pieds ! Il s’agirait de comprendre comment le vieux barbu s’y prend pour réaliser sa tournée en une seule nuit. Ne serait-il pas aidé par des coureurs à pieds qui profiteraient des corridas de fin d’année pour s'entraîner, équipés de leur costume de père Noël sans pour cela éveiller les soupçons, afin d’être prêts pour le grand jour ?

Je tourne la clé de contact et démarre dans un rugissement de moteur. D’une pression du doigt j’allume le poste de radio, et tandis que je crois percevoir un rire s’échapper des hauts parleurs, la voix de Freddie Mercury emplit l’habitacle de ma mystery machine, The show must go on...


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