L'auteur : Cerium
La course : 100 km de Bienne
Date : 17/6/2005
Lieu : Bienne (Suisse)
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Distance : 100km
Matos : Effectué depuis 5 x cette course, 2x avec un accompagnateur puis 3x sans. je préfère sans.
Objectif : Objectif majeur
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5 autres récits :
Un Cr de mon premier 100 km en 97, écrit pour mon club ,ça date un peu mais l'ambiance est toujours la même.
Le peu de renseignements glanés à l'époque me promettaient 15 heures de souffrances et 15 jours sans marcher!!! Comme quoi il vaut mieux essaier par soi-même.
« « 100 km de Bienne, ? ! … » »
Et voilà. Maintenant qu’ « ils » nous ont tout dit sur l’Ironman, « ils » ont trouvé un autre exalté pour parler d’un truc de fou. Et si ce n’était pas si fou que ça… ?
L’expérience est en effet, outre fabuleuse, extraordinaire, fantasmagorique, etc. à la portée de tout coureur(euse) régulier. Il n’est pas nécessaire d’être un surhomme, un forcené du marathon ou un stakhanoviste de l’effort. Une bonne dose de motivation, un entraînement adapté, une préparation mentale ad hoc et l’application des règles de base valables pour toutes les courses suffisent pour connaître les joies du ‘grand fond’. Les plus handicapés pour ce genre d’exercice sont les athlètes rapides qui travaillent beaucoup leur VO2max.
La motivation : Pour ne pas regretter de n’avoir pas essayé, pour comprendre la petite flamme dans l’œil de ceux qui l’on fait, pour savoir si j’en suis capable, parce que la mode est au Grand Raid ou à la Patrouille des Glaciers et que je n’aime pas suivre la mode, parce que c’est un objectif enthousiasmant, et peut-être y a- t- il une pointe d’orgueil qui traîne par-là... Ou pour le plaisir…
L’entraînement : Rien qu’en lisant les plans que l’on trouve dans les revues ou la préparation des triathlètes du C.A.R.E., je me sens épuisé et découragé. Je ne m’imagine pas consacrer autant d’heures au sport (ma femme non plus d’ailleurs).
J’ai donc tenté d’obtenir la qualité maximum pour la quantité minimum en quatre séances hebdomadaires durant 12 à 15 semaines, alors que je m’entraîne normalement 3x60 min par semaine. Soit :
• 0-1 entrain. au seuil aéro-anaérobie (revoir la page 39 du dernier bulletin du C.A.R.E.) Sous la forme de 3 à 5 répétitions de 1000 à 2000m. rapides ou, ce qui est plus motivant, en participant à des courses courtes telles que le Tour du Chablais, et à un semi-marathon. La compétition est bonne aussi pour s’habituer au stress. Ce travail de vitesse est utile mais pas indispensable ; si je me sens fatigué, je saute la séance.
• 1-2 entrain. en endurance intensive, entre 20 à 40 min à ce train, sur 75 à 90 min de course. En fait, je m’adapte au terrain, fort sur le plat, relax dans les descentes. Efficace mais fatigant, pourtant c’est la vitesse sur un marathon durant près de 3 h.
• 2 entrain. en endurance extensive, de 70-80 min avec tous les 15 jours une grande virée de 120 à 150 min, cela 4 à 6 x. Cette longue sortie est une séance de train, (tempo lauf) j’en profite donc pour régler les détails : Test du matériel, foulée rasante plus économique, mains décontractées, buste droit et respiration par l’estomac. Voici le moment de cibler le rythme de la compétition. Il suffit de 2 heures un peu trop rapides pour redescendre de mon nuage et viser un résultat plus objectif. Le porte-gourde est indispensable et le cardiomètre très utile. Mais ces moments permettent aussi : D’apprécier les Dents-du-Midi ou le Grand Combin dans la lumière du soleil couchant ; De faire bondir le cul blanc des chevreuils tout azimut ; De penser à ne pas dire à Erhard que je vais aux 100 km car il est capable de me demander un article ; De réfléchir à ce que je vais y écrire si j’ai tout faux au point précédent (Erhard humanum, est !); De situer Besencens ou Grattavache dans le terrain (si, si, ça existe) ; Ou de tenter une approche spirituelle ou philosophique de la course à pied. Tout ça, ce n’est pas en surfant sur le net @ que je le découvre mais c’est inscrit dans les traces poussiéreuses de mes baskets (promis, j’arrête le chocolat à la liqueur). Ces parcours en endurance extensive sont la base du tout, celui qui ne cherche pas à réaliser un chrono peut même ne faire que ça. Je tiens un rythme de 2 semaines intensives puis 1 où je réduis la distance et la vitesse de moitié afin de récupérer au mieux. On peut s’entraîner plus mais je crois que c’est là le meilleur compromis entre la performance et la récupération.
• Les autres jours sont consacrés au repos et à la famille ou à mille petites choses qui n’ont rien à voir avec la course à pied (vous croyez que ça se rentre tout seul le bois pour l’hiver ?).
La préparation mentale : J’essaie d’imaginer les moments pénibles qui ne vont pas manquer de me tomber dessus pour mieux y faire face, et après deux heures trente sous la pluie, avec l’estomac lourd et les chaussettes qui tire-bouchonnent, il est aisé de visualiser l’ampleur du problème. Je me fixe aussi les règles tactiques à suivre pour éviter d’être emporté par l’ambiance à une vitesse déraisonnable. En bref, je suis prêt à affronter 30 cm de neige sans sourciller.
En résumé : Voici donc mon plan théorique, j’essaie simplement d’en suivre les grandes lignes. C’est un entraînement, certes dense, mais qui laisse quand même le temps de vivre pour autre chose que la course et qui ne dure que 3à 4 mois. Et si le tout est régulier, progressif, amusant, varié, avec assez de repos, c’est plus facile que pour un marathon car il y a moins de travail de vitesse. Et surtout, les quelques longs parcours sont un bon moment de course en bonne compagnie, … avec soi-même. Bon, assez philosophé, je saute dans mes baskets et en route pour Bienne.
La course : (enfin) Nuit blanche en perspective, donc un vendredi de congé est bien venu. Préparation du sac, petite sieste, repas léger et je m’en vais chercher le cycliste qui m’accompagne. Le temps de lui répéter les consignes pour les ravitaillements et nous voilà à la patinoire, qui sert de PC de course. Je suis tendu et très concentré, pas l’envie de bavarder, d’ailleur on entend toutes les langues sauf le français. Sparadrap par-ci, vaseline par-là, 100 m. “d’échaufement” pour vérifier le laçage des chaussures, trouver un buisson acceuillant et à 22 h rendez-vous sur la ligne.Enfin… à 200m, derrière 2400 concurrents, coup de feu, rien ne bouge…30’’ je commence à marcher, 90’’ la ligne est franchie, le style est donné, ce n’est pas le cross de l’Est! Foule compacte, ambience New-Yorkaise à travers Bienne, je me concentre sur le rythme (12km/h) en m’imaginant dans la campagne fribourgeoise. Première colline, puis tout plat jusqu'à Aarberg.
16 km Aarberg: Oh là,les timorés peuvent rendre leur dossard, on ne passe pas! Il s’agit de traverser le pont couvert et toute la ville s’entasse là, c’est plutôt impressionnant et bruyant. Dès ce “bizutage” effectué, mon accompagnant à vélo me rejoind et voici la 2° montée, assez raide, il y a des cyclistes qui peinent.
30 km: On serpente dans la nuit et la campagne, c’est sympa. Petite pause en marchant 20m à chaque ravitaillement, isostar ou bouillon pour changer de goût. Organisation impeccable, température agréable, le club méd quoi!
42,195 km: en 3h40 peinard,la fatigue est suffisante pour me rappeler que la course commence au 60 km, donc, du calme. Ça monte.
50 km: Pas de polizei stunde, 2h20 du mat et tous les bistros sont ouverts; guirlandes lumineuses, odeurs de wurst et tanz parade dans chaque village.
57,805 km:à un marathon de l’arrivée; J’aurai bien aimé savoir qu’il me reste 3h44 à courir.
58 km Kirchberg:Les genoux grincent, je me précipite dans le poste de massage, une giclée de la première pommade venue et je repart . Après réflexion, ce n’était pas la bonne crème mais il suffit de faire comme si…et ça marche
60 -70 km la piste Hô-Chi-Minh : En fait, la digue caillouteuse de l’Emme camouflée sous la voûte des arbres. La lampe de poche est indispensable pour rester sur le chemin. Je me sens euphorique, la foulée légère, je remonte des concurrents, personne ne dépasse, bref, ça baigne.
80 km : 5heure du matin, Paris s’éveille, les boulangers font des bâtards, etc…Le jour pointe, les samaritains guettent devant leur poste et 110 m de descente féroce m’attendent. Vraiment le plus dur pour des muscles qui ont poussé durant 7h et qui maintenant doivent retenir. Ouf, voilà le plat. Je commence à ausculter mon chrono, petit calcul, pour les 10h c’est dans la poche, peut-être 9h30, mais prudence…les mouvements deviennent moins amples, plus crispés.
88 km pont sur l’Aar:Enfin je tourne en direction de Bienne, l’appellation “dernière ligne droite” prend ici tout son sens. Un spectateur me hurle ses encouragements en suisse-allemand dans les oreilles et ça me fait plaisir! Ce n’est pas un masseur qu’il me faudra après, mais un psychiatre!
95 km: C’est dur! Je serre les dents en même temps que je décontracte les épaules, (essayez d’en faire autant au lieu de ricaner), la foulée manque d’élégance et j’essaie de tromper la fatigue, le souffle court, le corps qui se raidi, en me fixant sur la montre; peut-être 9h ?…
96 km:Zut, je suis trahi par la technologie japonaise, mon chrono délire, ça fait au moins 10 minutes que j’ai passé le panneau des 95 km et il m’en indique 4’.Ou les organisateurs se sont plantés…Non, enfin voici le panneau, 5’20 tout rentre dans l’ordre. Le mental ne serait-il pas en train de partir à vau-l’eau ?
97 km:Allez, plus que,ou encore 3 km. Je suis “sec”, j’ai l’impression de faire des foulées de 30 cm, pourtant le rythme reste stable
98 km: C’est pas possible, ils l’ont cachée où, cette fichue patinoire ?
Bienne, Bienne, morne plaine…Et ils appellent ça le “traummeile”!..Et soudain le combat changea d’âme, la victoire changea de camp…99 km… Comme les mulets qui sentent l’écurie, je me sens soudain mieux, mais pas d’affolement, je me suis si bien concentré sur la cadence durant 99000 m que maintenant je n’arrive pas à me décider à accélérer.
99,950 km:Oh qu’il est doux ce beau tapis vert, à l’instant, je retrouve la grâce et la légèreté d’une biche dans le clair matin, ainsi que mon lyrisme. Au fait, existe t- il une tradition à Bienne pour franchir la ligne ? Un grand sourire suffira, vivement l’année prochaine pour remettre ça et…
100 km : Stop chrono.8 h 47' 10".Je commence à réaliser que j’ai réussi la course idéale, cadence régulière, à la limite, mais pas trop ! C’est bien plus important que le temps final. Je suis survolté et heureux, j’ai de la peine à rester tranquille sur la table de massage, heureusement, ma championne de lutte suisse parle français, ça me permet de décompresser aussi la tête. Bon, il est temps de rentrer, mais…où est mon cycliste ? Ah, le voilà, il dort contre le haut-parleur qui diffuse la musique de la cérémonie protocolaire ! Serai- ce fatigant les 100 km ?
Et après ? : Y a t- il une vie après la course ? Bien sûr que les muscles tirent, tous les mouvements se font au ralenti, la fatigue est bien là, mais après un week-end relax et de petites balades à pied ou à vélo, je retrouve le travail avec moins de courbatures qu’après certaines courses de montagne. Plus d’entraînement jusqu’à la fin de la semaine, puis je reprends tranquillement, mais pas de compétition ni séance très dure durant au moins 6 semaines.
Pour les statisticiens : Des tranches de 5 km courues entre 24’35 et 27’32 et qui suivent fidèlement le profil, une moyenne de 11,38 km/h, 16° dans la catégorie, 74° au général, 2484 participants, le vainqueur en 6h57 (avec 2300 km d’entraînement pour ça), un coureur qui a fait deux boucles en 22h45 ! Et des heures de beaux souvenirs à méditer.
En résumé bis : Vraiment une course fabuleuse qu’il serait dommage de ne pas tenter une fois, ou plus…
Bienne, le retour 2 : tout cela se passait en 1997, et j’ai patiemment attendu le13 juin 98 pour remettre ça. Bref coup d’œil : Encore plus de monde pour la 40e édition, température de 4°. Départ rapide, trop, mais je me dis que si ça passe…ça a passé mais ce fut dur, 8h35'27". Pas de pluie, mais de la boue, ambiance super et encore plus l’envie d’y revenir.
Bon, vous en avez assez lu, grosses bises aux dames, poignée de main aux messieurs, et tous à vos baskets.
En bonus, le récit des cent km de Bienne 2002, comme quoi, ça va pas toujours comme on veut...
« JMC!"&L
@7bJNh}KÛA »*
Traduction : Mais que se passe-t-il donc dans la tête d’un coureur ?
Bonne question, et que celui qui a dit "Ah, il s’y passe quelque chose ? " sorte sans déranger ses petits camarades et aille étudier la physique quantique dans son coin. En support de cette introspection pédestre, je vous convie à me suivre, ou plutôt à partager mes pensées, brutes de fonderie, durant ma quatrième participation aux 100 km de Bienne.
Entraînement correct à défaut d’être parfait, bonnes sensations, bien reposé, une certaine expérience de la chose, c’est confiant que je débarque à la patinoire-vestiaire de Bienne. Concentration, visualisation de l'effort à venir, préparation minutieuse du matériel, - porte-gourde et lampe de poche- cinq minutes d’échauffement, quelques mots avec les rares connaissances présentes et voilà le cameraman de la TSR qui recherche désespérément des Romands pour garnir son reportage. Deux-trois questions bout de bois, lui est satisfait de ses rushes, moi d’avoir fait la vedette, le cachet en moins, l’accent en plus et voici la ligne de départ. J’appuie sur la touche pour enclencher l’illumination du chrono et…plus rien, la panne ! Zut alors, non seulement la montre est utile sur ce genre d’épreuve pour contrôler son rythme mais je suis déjà frustré de ne pas pouvoir analyser les résultats en détail après. Enfin, restons calme, ce n’est pas le moment de se griller, je me débrouillerai autrement.
Départ, encouragements bruyants du public en toile de fond, mais concentration totale sur la vitesse de course; je suis dans le bon rythme. Déjà le 3ème km, pour me rassurer malgré tout je demande le temps de passage à mon voisin, il me répond en italien ! Un instant de réflexion et je traduis 14’45", ça va bien. Je retente la question au 4°km, on me répond en tchèque ou polonais, je remercie gentiment d’un sourire et décide que ça ne vaut plus la peine de se fatiguer pour si peu, surtout que les tours biscornues de l’arteplage se profilent dans une lumière bleutée. Autant en profiter puisque nous empruntons l’Hélix, le grand pont en spirale qui les entoure. En prime, Khaled, en concert à l’intérieur nous «ah dii diize » au passage. C’est sympa, à condition de ne pas se laisser emporter par l’ambiance et la foule compacte au pied du pont en dos d’âne.
Première colline à Bellmund et pensée compatissante pour les inconscients qui me dépassent en soufflant épais, certainement quelques-uns des 285 candidats à l’abandon au 38ème km. En traversant Jens, je me retrouve en compagnie de Cédric, un neuchâtelois. Le temps de parcourir les lignes droites bétonnées, maraîchères et sombres du Seeland jusqu’à Aarberg, nous nous découvrons les mêmes objectifs, références chrono et rythme de course. Nous sommes surtout d’accord sur un point essentiel : chacun fait sa course et n’attend pas l’autre ni ne force pour le suivre. Pour l’heure, ça fait une agréable compagnie et on se partage tranquillement souvenirs, anecdotes, soucis et idées d’entraînement. C’est sur ce point que nous divergeons totalement; lui pratique tous les quinze jours dès janvier une sortie de 3 à 4 heures, alors que je me suis contenté de deux virées de 2h 40. Qui a raison ? On verra à l’usage ! Comme toujours, un petit frisson en empruntant le pont couvert d’Aarberg encombré d’une foule bruyante, puis la plongée, ou plutôt la montée dans le noir et le silence de la forêt. Le ravitaillement de Bundkofen (25°km) révèle une autre différence de tactique : lui, accompagné de deux cyclistes qui le ravitaillent désormais, passe tout droit; pour ma part je m’arrête systématiquement à chaque poste, bois consciencieusement deux gobelets et remplis ma gourde si nécessaire. Je suis persuadé que ces petites secondes de pause sont bénéfiques sur la durée. Il me semble d'ailleurs qu'il baisse son rythme; je le suis à 50 mètres, puis peu à peu, le remonte, échange quelques impressions "ça va? Fait chaud, les nids de poule sont profonds, pas de lune cette année…" et finis par le dépasser juste avant le ravitaillement suivant. Ce petit jeu va se renouveler à chaque fois, avec un retour de plus en plus précoce. Je profite des moments de solitude relative pour savourer l'ambiance, la tiédeur de la nuit, les encouragements de spectateurs embusqués au coin d'un champ, en restant bien évidemment concentré sur la gestion de ma course. Comme un leitmotiv, je ressasse toutes les cinq minutes des pensées enregistrées durant l'entraînement: "pas trop vite, vide bien les poumons, bois, foulée souple, décontracte les bras, la nuque, …" Un panneau indicatif et j'attaque une pente estimée à 16 % par un calcul dont les données m'échappent maintenant; en tout cas, c'est plus raide que la montée de Nant. Seuls les relents de porcherie, les coassements des grenouilles et les phares rouges des cyclistes animent la longue ligne droite du Limpachtal. Je veille à varier les cotés bombés de la route afin de ne pas toujours tirer sur les mêmes ligaments. Quelques coureurs peinent déjà sérieusement sur ce tronçon sans but ni fin. 38° km, le poste de contrôle d'Oberramsern accueille les premiers abandons, dont Marc-Henri Jaunin, l'un des favoris et si pour moi tout allait bien jusque là, je ressens soudain une certaine lourdeur dans les jambes. Cette impression pénible, cette fatigue, je la connais, c'est celle qui me frappe généralement au 85° km, mais je ne m'attendais pas à la subir aussi tôt, car serrer les dents pour 15 petits km, ça va, mais là il m'en reste 62. Bon, il va falloir faire avec.
Je révise plusieurs fois mentalement mon carnet d'entraînement durant la montée de Scheunen, en comparant l'évolution d'une année à l'autre. Le seul point que je n'ai pas augmenté, ce sont les sorties longues, je ne sais pas si le problème est là, néanmoins je décide déjà d'en faire quatre la prochaine fois, cela devrai suffire tout en évitant la fatigue inutile. Ces réflexions m'occupent et m'inquiètent, mais j'arrive à tenir le rythme, c'est simplement plus pénible. Je les partage au passage avec mon compagnon, il souffre des mêmes maux, ce n'est donc pas forcément dû à un manque de distance à l'entraînement, cependant je reste sur ma décision, de toute façon, je peux difficilement en faire moins.
Passage au 50° km j'obtiens enfin un temps intermédiaire facile à interpréter, 4h 13' ce qui me rassure, car je m'étais fixé 4h 10 au plus vite et je suis donc à la bonne vitesse, et en même temps me déçoit, car je n'ai pas de marge de manœuvre pour atteindre mon objectif, à savoir 8h 30'. C'est certes ambitieux, quoique possible puisque mon meilleur résultat est à 8h 33', mais sur ce genre de course, on a plus vite fait de perdre une heure que de gagner trois minutes et c'est un risque à accepter. Pourtant la lourdeur de mes jambes ne me laisse guerre d'illusion. Enfin, pendant que ça avance, allons-y.
Les coureurs sont fort clairsemés à l'approche de Kirchberg et en me retournant, je n'aperçois plus les lumières des accompagnateurs de mon neuchâtelois de service, j'ai le sentiment qu'il doit vivre un mauvais moment…
Poste de contrôle de Kirchberg, 59ème km. Cette fois, c'est Christophe Jaquerod, multiple vainqueur du tour du Muveran qui inaugure les abandons, pour lui c'était le podium ou rien, alors…rien. Je continue mon bonhomme de chemin sans autre problème que mes jambes lourdes, je vais presque finir par m'y habituer. Unique pause pipi au 60èmekm, après l'ingestion de plus de 4 litres de liquides divers, c'est pas possible, je ne dois plus être étanche! J'imagine ma sueur observée au microscope, elle doit me faire ressembler à un bateau-pompier paradant le jour de la Saint Patrick dans la baie de New-York, toutes pompes en action. Et voici le fameux chemin longeant l'Emme sous la voûte des arbres, la Piste Hô-Chi-Minh, un secteur qui fait partie de la légende de la course, tel la Sonnaz pour Morat-Fribourg ou le col de Susanfe sur le tour des Dents du Midi. En vérité, un casse-pattes obscur mais que j'affectionne particulièrement pour son côté aventure. Lampe de poche au poing tel St Georges pourfendant le dragon, je m'enfonce sous les frondaisons d'un cœur vaillant. Pas pour longtemps: en plus de quelques escadrilles de moustiques, je me ramasse un coup de barre comme je n'en ai jamais connu, et me voilà marchant, les bras ballants, les jambes dures, la sensation de pousser à chaque pas un vérin pneumatique installé dans les mollets! Un concurrent me dépasse; allez! Un rictus d'effort et je lui emboîte le pas, malgré cela, rien à faire, 500 mètres et je ralenti. En voilà un autre, puis un troisième; dites les mecs, c'est pas du jeu ça, dans mon scénario c'est moi qui vous enrhume! Je tente de relancer, mais que c'est pénible! Je rebondis maladroitement sur chaque galet, chaque racine, la mâchoire crispée, désespérant sortir de ce cauchemar. Des kilomètres d'une longueur insoupçonnée et je ne vois pas la moindre lueur annonciatrice de la délivrance. Comment ai-je pu autrefois apprécier ce boyau infernal ? Passez-moi vite le tip-ex, que je corrige mon exaltation métaphorique à son sujet. Pour la première fois de ma carrière, je pense à abandonner! M'énerve cette course, je veux m'arrêter là, maintenant, illico, tout de suite! Et ce n'est même pas possible, il faudrait que je retourne en arrière, et ça c'est encore pire. Le temps d'enrager (et d'en baver) un bon coup, je parviens enfin sous le pont où se cache le ravitaillement. Je reste dans la pénombre pour dissimuler mon sourcil agressif et mon regard noir! Ce n'est pas le moment de me marcher sur les pieds! Bon, j'arrête de rouspéter, de toute façon ça ne me fera pas aller plus vite et si je remplis quatre pages de doléances, je vais phagocyter la place de la rubrique à Raymond et je m'en prendrais plein la poire quand il parviendra à la chronique du 21èmesiècle…
Me voilà reparti, un peu plus calme, la tête pleine de pensées, d'analyses, de comparaisons: L'entraînement? Plutôt mieux que d'habitude, mis à part les longues sorties. L'alimentation? Impeccable, d'ailleurs ce n'est pas l'énergie qui me manque. La boisson? Pas loin du maximum digestible. La température? Chaud pour une nuit, mais pas excessive, on est pas sous les tropiques! Les chaussures? Pas la moindre douleur aux pieds. La vitesse? Réaliste et régulière. Le jour sans? Un peu facile comme excuse. Ou une petite pincée de chaque qui s'accumule? Encore 35 km pour brasser tout ça, avançons lentement mais sereinement.
Une Bande de Bovidés Baraqués et Baveux, Baragouinent Benoîtement dans leur Barbe et Bâfrent Béatement en Bâillant Bêtement dans le Bocage Bardé de Bouleaux. Ce soliloque de série B provoquée par la vue d'un troupeau de vache ne va certes pas enrichir le patrimoine littéraire mais elle m'occupe l'esprit jusqu'à Gerlafingen (70ème). Un coureur à l'arrêt en discussion avec son cycliste, tiens, je le connais. Je passe discrètement tout en posant sur ses épaules la pression de la concurrence. Il ne le sait pas mais ma nouvelle motivation est de finir devant lui, je préfère quand le lièvre est derrière. Ruminant toujours mes réflexions à 10 km/h dans la campagne, je suis rejoint par un cycliste qui me confirme ce dont je me doutais: Cédric a abandonné à Kirchberg. Aurais-je dû en faire autant? Mes mollets répondent OUI. J'essaie de ne pas les écouter, ils se font persuasifs, je fais la sourde oreille, ils insistent, nan! On verra bien qui est le plus têtu dans ce yo-yo mental entre mes extrémités.
Lüterkofen, 75 km, ~4h30 du matin, la patronne du bistrot signifie à la cohorte de supporters installée sur sa terrasse qu'elle désire faire une pause entre la dernière tournée de bière et la première de café pour donner un coup de balai, mais ils ont l'air plutôt obstinés. Malgré mon rythme de moribond cacochyme je disparais dans la nuit avant de connaître l'épilogue de cette délicate et passionnante affaire. Tous les trucs sont bons pour m'occuper l'esprit, mais je réalise quand même que la prochaine étape, c'est ces toutes petites lumières, là-haut, très haut, très loin, que dans le même temps nous serons passés de la nuit au petit jour, qu'au bout de cette longue montée se tapis un poste de contrôle prêt à engloutir le coureur désemparé, et que si je continue à soupirer aussi fort, le souffle va me faire repartir en arrière. Petit trot entrecoupé de marche pour vous laisser écouter les oiseaux qui piaillent dans la forêt.
Ma motivation première était d'ordre chronométrique, est-ce bien raisonnable? Une course de ce format c'est aussi le plaisir de se construire un entraînement adapté, une aventure partagée avec d'autres rêveurs, la joie de goûter à un mets rare, un moment de face à face avec soi même, et il paraît qu'à vaincre sans peine, on triomphe sans gloire, donc ce serait dommage d'effacer tout cela d'un coup, ou plutôt d'un pas qui ne demande qu'à s'arrêter.
Je me remémore le principe élaboré durant la préparation: abandon uniquement en cas de blessure qui risquerait d'être handicapante, pas question de lâcher sur un coup de fatigue ou une simple cloque douloureuse! Mouai, facile à dire quand on se ballade, mais c'est décidé, j'appliquerai. Pourtant si un clou traversait imprudemment la route, peut-être bien que j'irais poser le pied dessus, histoire de me fabriquer une bonne excuse…Mais vous savez, en Suisse-Allemande, ils sont tellement disciplinés que même les clous ne traversent pas en dehors des clous! Bon, j'y suis enfin, à ce contrôle de Gossliwil, 82,2 km, ma décision est prise: pas un regard aux samaritains de service, ça ne valait pas la peine de souffrir jusqu'ici pour finir en queue de poisson, d'autan que j'aurais été le premier à inaugurer les abandons à cette distance. Il y a des classements dont je me passe volontiers.
Tsilla Rossel me rejoint dans la forte descente sur Arch, je lui apprends qu'elle est en troisième position, lui demande l'heure et la laisse partir pour ne pas risquer de perturber son rythme; De toute façon, dans ma tête, je suis déjà hors course, je ne désire plus que finir afin de me préparer pour la prochaine fois. 85 km en 7h40 + 15 km en 90 minutes = 9h10 l'équation est posée, ok, je prends.
Une pensée sournoise nimbe mes réflexions, tel Blur (le nuage artificiel) s'acharnant sur le visiteur humidifié: "je n'y arriverai pas, ce n'est pas possible avec des jambes si douloureuses". Pourtant si, c'est possible! Certes, pas dans les temps escomptés, mais possible. Alors zou! A la poubelle, ce raisonnement. Pour me consoler, je songe que certains n'entretiennent pas cette notion que durant 20 km, mais se la distillent depuis trois semaines!
S'il y a moins de brume dans ma tête, il en reste passablement dans la campagne biennoise baignée par l'Aar. Le timide soleil levant peine à la dissiper. Sous mes pieds le sol durci est marqué par les profondes structures des pneus de camions. De la tôle ondulée qui me donne un instant l'illusion de remplacer Yves Montant dans un remake du "salaire de la peur". Rassurez-vous, mesdames, il n'y a que mes chevilles qui souffrent, je ne me suis pas volatilisé dans une explosion.
Une réflexion me tarabuste dans ces longues lignes droites plates et mornes. En augmentant la vitesse des entraînements, j'ai développé une foulée plus courte, plus dynamique. Certes, il ne s'agit que de quelques millimètres, certainement invisibles, toutefois la sensation de piocher en permanence est bien présente et le résultat est peut-être un raccourcissement des muscles arrières. Les années précédentes je m'étais attaché à bien glisser le pas, en étirant systématiquement les muscles, ce qui n'est en tout cas pas plus rapide mais certainement plus économique. Ma théorie n'est peut-être pas très physiologique néanmoins au point où j'en suis, je me vote volontiers les crédits pour rectifier le tir.
Les spectateurs ont de petits yeux, pourtant leurs encouragements me font plus de bien que d'habitude; j'ai presque envie de m'excuser de ne pas leur offrir un spectacle plus flamboyant.
Le panneau des 98 km, normalement, ça fait une montée d'adrénaline pour savoir si je vais finir les deux derniers km en 8'30''. Cette fois j'illustre mon complet désintérêt pour cette question bassement matérielle en m'offrant quelques pas de marche.
Bon, il faut quand même la franchir, cette ligne. Que vois-je? Un concurrent devant moi. Si j'estime bien nos vitesses respectives, on va finir ensemble. Mais je ne veux pas de lui sur la photo, Moi, il se traîne, Lui!!! Il va payer pour les 22 coureurs qui ont bassement profité de mes difficultés pour me dépasser! Concentration, accélération, et pour être bien sûr qu'il n'ait pas la mauvaise idée de me chercher des noises au sprint, je lui porte l'estocade en le passant dans un style souple et facile. Ça marche, sous le regard désespéré de son épouse! Lui, il s'en fiche…comme un que je connais, quelques minutes auparavant.
Ce doit être l'air de l'écurie, mais je suis tout étonné de ce regain de motivation, profitons-en pour tirer en beauté les 500 derniers mètres. Les tentatives bredouillantes du speaker pour prononcer mon nom et Remaufens me redonnent un large sourire, je ne vais quand même pas déménager à Herzogenbuchsee pour lui faciliter la tâche, non ?
Ouf! Fini, et bien satisfait, voir heureux et euphorique de n'avoir pas abandonné malgré les difficultés. 9h10'15", en définitive, ce n'est pas si mal, je suis plutôt déçu d'avoir autant peiné pour ce résultat, alors que j'ai déjà réalisé mieux, avec plus de facilité. Le plus surprenant est encore à venir: moins d'une heure plus tard et une sévère réhydratation à grandes gorgées de Vichy Célestin, je me promène, la démarche souple et légère; certes, j'ai toujours bien récupéré, mais là, j'ai même de la peine à imaginer que j'ai ruminé des pensées d'abandon pour cause de mollets douloureux durant quarante km.
Il ne me reste plus qu'à extirper la substantifique moelle de cette expérience, de ces réflexions, pour occuper mes prochaines heures d'entraînement et remettre la compresse à l'occasion.
Pierre-André MAILLARD
En résumé: cinq participations, 1997, 98, 99, 2002, 2003.
8h47'10'', 8h35'27'', 8h33'13'', 9h10'15'', 8h33'29'' s'il y en a qui trouvent que je manque de régularité, je veux bien essayer de corriger ça
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1 commentaire
Commentaire de Epytafe posté le 30-08-2007 à 11:00:00
Belle course, chapeau bas. Et beau texte aussi, vivant et drôle, bravo!
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