«Des miracles, il y en a tous les jours au Mont-Blanc»
Dernière étape avant l’ascension finale, le refuge du Goûter voit malheureusement arriver trop de personnes mal préparées. Nous sommes partis sur les traces de ces fous du Toit de l’Europe
Trempé du bonnet jusqu’aux guêtres par les bourrasques de neige, les traits tendus, il s’engouffre dans le refuge du Goûter ce mardi d’août, à la nuit tombée. Ce guide haut-savoyard vient de «repêcher», à 4600?mètres d’altitude, deux jeunes Polonais surpris par le mauvais temps, pourtant annoncé. Que s’est-il passé? «C’est le Mont-Blanc! Les gens ne sont pas préparés, comme d’hab’», souffle Jérôme Mathez, redescendu grâce à son GPS. Frigorifiés, les poches remplies de neige, ces alpinistes affirmant être expérimentés ne réalisent pas avoir échappé au pire. Ils avaient pris une assurance, expliquent-ils, et auraient fini par appeler les secours. Mais aucun sauveteur ne serait intervenu par ce temps.
De la chance, ils en ont eu, comme beaucoup de candidats au Mont-Blanc, le Toit de l’Europe culminant à 4810?mètres, ultrafréquenté par quelque 20?000 personnes par an. S’il attire des montagnards aguerris accompagnés ou non d’un guide, il tente aussi des touristes peu préparés, des fanatiques qui grimpent sans avoir réservé leur place en refuge et en forcent les portes. Reportage sur la voie royale du Mont-Blanc, un accès au cœur de la polémique, que l’on tente de réguler.
Des trailers montent en baskets
A la sortie du tramway du Nid-d’Aigle, les bouquetins ne s’écartent même plus du sentier, habitués au flux continu de randonneurs. Après deux heures de marche dans un univers minéral, le refuge de Tête-Rousse, bordé de neige, apparaît à plus de 3000?mètres d’altitude. Avant de le rejoindre et d’entamer la partie plus délicate, un sherpa en veste orange, posté devant une guérite, questionne les marcheurs, prodigue des conseils. «Vous avez besoin de chaussures adaptées pour aller plus haut», explique Tsering Phinstso à deux Italiens mal chaussés et sans crampons, pourtant partis pour atteindre le refuge du Goûter sur l’arête enneigée…
Ces messages de prévention distillés sur le parcours depuis sept ans, à l’initiative de la Commune de Saint-Gervais, ne suffisent plus. Depuis l’an passé, deux gendarmes en uniforme prennent le relais plusieurs jours par semaine – 48?jours cet été –, avec une certaine efficacité. «L’an passé, deux tiers des gens qui n’avaient rien à faire là ont rebroussé chemin», explique Jean-Baptiste Estachy, commandant du Peloton de gendarmerie de haute montagne (PGHM), basé à Chamonix. Comme cet Autrichien persuadé que son fils de 5?ans avait les capacités physiques pour réaliser cette course. «On voit de tout là-haut, raconte le chef d’escadron. La tendance aujourd’hui, c’est les trailers , qui montent en baskets en courant.» Les gendarmes rappellent aussi l’interdiction de camper sur le site classé du Mont-Blanc, en dehors d’un seul espace autorisé. Résultat positif, puisque le champ de vingt à quarante tentes régulièrement plantées sur l’arête du Goûter a disparu. Mais certains débarquent désormais au nouveau refuge du même nom, sans avoir réservé de place, alors qu’il faut s’y prendre des mois à l’avance. Pour ne pas mettre en danger la vie de ces «squatters», on leur donne accès au local à chaussures, au tarif surtaxé de 90?euros (110?francs). Cette situation devient source de tensions – les gardiens ont reçu des menaces – et crée des problèmes logistiques. Il a fallu installer des toilettes sèches à l’extérieur du bâtiment, pour éviter qu’ils ne se soulagent autour de l’édifice. Voilà pourquoi une odeur nauséabonde accueille l’alpiniste au refuge…
Mais avant cette «récompense», il faut surmonter quelques épreuves, que certains sous-estiment. La fameuse traversée du couloir du Goûter, un chemin d’une centaine de mètres où le moindre faux pas peu faire basculer dans le vide la personne non encordée, où les chutes de pierres ne pardonnent pas. A lui seul, le couloir du Goûter totalise la moitié des accidents sur la voie royale, selon une étude publiée en 2012. «Il faut passer le plus tôt possible dans la journée pour éviter que le réchauffement ne déclenche les chutes des pierres, explique Florent Duboeuf, notre guide ce jour-là. Mais à cause de la surfréquentation du lieu, les gens passent à toute heure et prennent trois fois plus de risques.»
Juste après, c’est le Grand couloir, une cascade de rochers parfois gelés, à escalader sur 500?mètres, où nous croisons un groupe de quatre Japonais, non encordés, sans guide, qui avancent laborieusement. Leur arrivée au refuge sera tardive, vers 18?h?30, dans la tempête et peu avant la tombée de la nuit. On les retrouve dans la salle à manger calme et douillette, devant un plat de polenta et de diots. L’une des touristes japonaises répète que tout s’est bien passé à la montée. Le visage de ses amies traduit l’inverse. Si elles n’ont pas utilisé de corde, c’est «pour éviter de faire tomber des pierres». Mais notre interlocutrice se ravise, hésite. En fait, elle ne sait pas très bien ce qu’il aurait fallu faire.
La conversation heurte Marc Dubrulle, 51?ans, guide et ancien secouriste. «Les gens que l’on croise sur ce parcours ont de moins en moins conscience des difficultés de la haute montagne, relève-t-il. Comme les secours sont gratuits, contrairement à la Suisse, on en profite. En plus, il n’y a pas de permis d’ascension. Cela aurait l’avantage de mieux contrôler l’accès», explique ce professionnel favorable à un accès payant (lire ci-contre ).
Ce point de vue ne fait plus hurler les professionnels attachés viscéralement à la notion de liberté en montagne. Les comportements inadéquats, s’ils ont toujours existé, semblent plus courants, sans que des chiffres ne viennent étayer cette impression. Florent Duboeuf raconte en tout cas sa dernière mésaventure. Huit Russes ont voulu tenter l’ascension la semaine passée, en prenant quatre guides. «Je faisais partie de la cordée. Ils nous avaient dit être expérimentés mais ils étaient bien trop lents, n’avaient pas le physique pour faire le Mont-Blanc. Arrivés à Tête-Rousse, nous leur avons expliqué qu’il fallait s’arrêter là. Mais ils étaient déterminés à le faire, même sans guide», regrette-t-il. «S’il faut mourir, au moins j’aurai tout donné», aurait déclaré l’un des clients. Six d’entre eux ont décidé de poursuivre coûte que coûte. Comme ils n’avaient pas de corde, ils l’ont tout simplement volée au refuge du Goûter, avant de filer jusqu’au sommet. L’ascension s’est terminée au poste de gendarmerie. «On est loin de l’esprit de la montagne», souffle-t-il.
Les guides durcissent le ton
Les guides n’ont-ils pas aussi leur part de responsabilité? «C’est dur de savoir si la personne est apte ou pas quand on part directement avec elle pour une ascension de deux jours au Mont-Blanc», reconnaît Florent Duboeuf, rattaché à la compagnie des guides de Saint-Gervais. Voilà pourquoi son président, Pascal Chappeland, vient de durcir le ton. L’incident survenu avec les huit Russes est l’affaire de trop. «On a cédé à la pression… Cela nous servira de leçon», dit-il avec franchise. Les règles viennent donc d’être durcies: la compagnie refuse d’organiser le «Mont-Blanc sec», soit l’ascension en deux jours, avec des touristes sans avoir pu tester leur niveau au préalable lors d’une course préparatoire. «Ce n’est pas une affaire d’argent, mais une question de sécurité.» Le groupe russe est arrivé à ses fins. Mais à quel prix. «Il n’y a pas eu de blessés. C’est miraculeux, remarque notre accompagnateur. Des miracles, il y en a tous les jours au Mont-Blanc.»