L'auteur : Franswa06
La course : Trail de la Vésubie - 55 km
Date : 4/9/2016
Lieu : St Martin Vesubie (Alpes-Maritimes)
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Distance : 55km
Objectif : Terminer
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(Ce récit étant un peu long (déformation quasi professionnelle!), il est consultable en version numérique pour un meilleur confort de lecture: https://store.kobobooks.com/fr-fr/ebook/comment-le-mercantour-m-a-essore)
Traversée aérienne de la France. Paris-Nice. On distingue par le hublot les sommets vertigineux des Alpes puis, plus tard, ceux moins prétentieux du Mercantour. J'irai là-haut. Demain. À pied. Le lac de Saint-Cassien est d'une couleur indécente: on dirait du Powerade ou de l'Isostar. C'est un lac carrément isotonique.
J'enfile justement le camelbak gonflé de potion magique quelques minutes avant le coup de canon. Il est 5h15. Drôle de réveil dominical pour Saint-Martin. Drôle d'après midi hier aussi: deux ovnis ont remporté ensemble, bras dessus bras dessous, l'ultra-trail de 145km. J'en avais les larmes aux yeux : ces mecs sont des héros. Après plus de 24h à souffrir dans la rocaille et les pentes, sans dormir, et remontant les places une à une, ils ne se voyaient pas sprinter pour doubler l'autre. L'esprit Trail, qu'ils disent. Le président de la FFA, saillant dans son costume bleu, doit songer à cela: serait-il possible de voir une telle fraternité sportive sur une course sur route ? Sur un marathon par exemple ? Est-ce compatible ne serait-ce qu'avec le système de chronométrage ? Chapeaux les champions. Au final, ils ont gagné plus qu'une course : une profonde sympathie, vague tiède qui a parcouru l’assemblée de spectateurs. En puis, leur fraicheur a étonné tout le monde, on aurait dit qu'ils sortaient d'un café. Ils parlaient normalement, tenaient droits sur leurs jambes, qui sont-ils sinon des forces de la nature ?
Le coup de canon donc. L'élite devant, les petits derrière. J'aurais bien vu sprinter les champions sur la ligne de départ mais il me fallait prendre ma place dans le sas. Sas de décompression ? Pas vraiment. Les 55km, avec leur 3400m de dénivelé positif, font peur, impressionnent, il n'y a qu'à voir tous ces bâtons télescopiques qui tremblent. Le troupeau de lucioles électriques s'ébranle sous les cris des courageux ou des matinaux. C'est parti.
La route monte puis vire à 180°, comme un demi-tour, un retour en arrière, une hésitation, mais elle fait semblant de nous redescendre vers le village tranquille pour bifurquer sur les flancs de la montagne. Nous y sommes. Montagne, à nous deux. C'est une piste de kilomètre vertical, soit la possibilité de monter dans les tours plus vite que n'importe où. Au milieu du peloton, il y a des bouchons, étroitesse du chemin oblige. On prend de l'altitude. On se retourne parfois. La farandole de lucioles scintille dans la nuit noire. Un pur moment de réalisme magique, aurait dit un professeur de littérature (un prof qui ferait aussi du trail, bien entendu).
Là-haut, sur la cime de la Palu (2121m), l'horizon rosit vers l'est. 1000m de dénivelé ont été avalé, c'est toujours ça de pris. Un échauffement. Une mise en garde. La descente permet de courir pour de bon, de relancer la machine déjà entamée. La file de coureurs s'étire, allure de descente aux flambeaux dans les stations hivernales. Certains glissent sur le sentier en dévers.
Dans la vallée, à 13km du départ, un coca frais m'attend pour le premier ravitaillement dans le vallon de la Madone de Fenestre. Raisins secs aussi. Ce ravito a des faux airs d'apéro. Merci la Madone. Je suis bien. Serein.
Contemplatif. Aéré.
Le faux plat qui suit est de courte durée, ça remonte sec pour la cime du Pisset (2233m), on n’est pas là pour se la couler douce. En procession, les respirations sont lentes, profondes. Les fanfarons se taisent et les taiseux ruminent leurs encouragements. Mes jambes se durcissent. On dépasse les arbres, le soleil nous tape dans le dos, comme un vieux copain : « Te voilà enfin ! ». Les cailloux poussent dans l'herbe jaune, c'est étonnant. Cette crête est interminable. Enfin le sentier balcon qui part du sommet, la vue plongeante dans la vallée. Il faut bien se résoudre à accélérer, lever les genoux, histoire de remonter la faible moyenne, 4-5km/h, à ce rythme là j'arriverai en soirée au bout de la boucle et mon avion retour ne m'attendra pas.
La descente dans les bois est agréable, presque bucolique. Une diagonale à l'ombre. Les massifs de myrtilles nous renvoient des effluves sucrés. Ici un pont de bois enjambe un torrent qu’on aimerait bien goûter. Puis on transperce un marécage de fleurs de montagne. La descente soudain s'arrête pour un sentier indécis : à chaque virage qui se pointe derrière un mélèze, on découvre s'il monte ou s'il descend, de manière tout à fait impromptue, comme si le sentier décidait au tout dernier moment.
La pente se casse pour de bon et les cailloux roulent. Traversée d’éboulis, chutes, pertes de bâtons, avertissements sonores : « Je passe à gauche ! ».
Prudence, prudence. Chevilles, genoux, le compte est bon, tout est à sa place.
Le Boréon, porte du Mercantour, approche. Mon camelbak se réveille. Il m'interpelle. Il sonne. C'est mon téléphone. Un réveil oublié, le réveil du Dimanche, il doit être 9h. A 1000km, ma femme et mes enfants doivent dormir, ou s'évader devant les dessins animés. Leur image furtive me rassure, me fait sauter ce tronc mort comme un coureur de 3000m steeple. Je pourrais dormir à côté d’eux, me préparer un café puis revenir dans les draps. Mais ça vaut le coup d'être là. Ca vaut le coup d’être là. Je le répète, deux fois, peut-être pour m'en convaincre. Le réveil sonne toujours. Je ne peux l’atteindre sans m’arrêter, sans me déboiter la clavicule. Je ne connaissais que la première partie de la mélodie, après quoi normalement je l'éteins, mais là j'ai le droit, et les traileurs alentours également, à quelques morceaux supplémentaires.
Finalement, las, le téléphone s'arrête.
Les tentes du Boréon regorgent de sucres plus ou moins rapides. 22km. 4h de course. Pas encore à la moitié. Le moral est toujours présent, comme on dit quand ça devient difficile, plus par autopersuasion qu’autre chose, je sais que le plus dur arrive.
La route monte en lacets, comme une étape de montagne du Tour de France.
Je la connais, je marche tranquille, je ne vais pas déjà me griller les ailes, de toute façon j’ai fait une croix sur le maillot à poids.
La montée de l'Archas est difficile, soutenue, sans répit. Mes jambes commencent à se transformer. Des bâtons. Je bois par petites lampées dans le tuyau, c'est pénible que de n'avaler que des micro-gorgées, je rêve d'une fontaine, une fontaine avec un large filet d’eau fraîche. La mutation continue inexorablement : est-ce possible que par mimétisme envers tous ces arbres secs, durs et coriaces mes jambes se soient transformées en bouts de bois ?
Pour compenser, je marche avec mes bras. Pas la tête en bas, juste mes bras qui poussent tant bien que mal sur les bâtons. Je me hisse. Je m'arrête contre un rocher pour faire des assouplissements. On me lance des « courage » en me dépassant. Je suis un pantin mais que personne ne tire, raide comme un poteau électrique.
2242m, la vue est sublime, le mont Archas se plante droit devant. On l’oublie pour l'instant car il s’agit de redescendre, ça aurait été trop simple d'y grimper directement.
Trop simple et trop dommage : le lac des Adus, en contrebas, est une véritable invitation à la sieste. Des promeneurs y font une halte, bronzent sur les rochers plats et trempent leurs pieds dans l'eau. Si je pouvais les imiter… mais le chemin remonte déjà vers le col à travers de gigantesques blocs, morceaux de montagne éparpillés. Le vallon est envahi par les myrtilles. Odeur écoeurante.
Mon père m'attend là, depuis quelques temps sûrement. Il m'encourage, se renseigne sur mon état de décomposition, me renforce, m'accompagne jusqu'au col. 7h30 de course. Libéré de la dureté calcaire de mes jambes, un remède paternel, je trottine sur la crête jusqu'à la montée finale de l'Archas (2526m). Je monte en rythme, revigoré, heureux, motivé. Quelle vue, quel pied. Le plus dur est fait, je le crois sincèrement.
Hélas, parfois, les descentes sont pires que les montées. Celle de l'Archas, tout droit vers Saint-Martin, au moins 1000m négatifs, est de celles-là. Elle est immonde, vicieuse, n'en finit pas. Mes doigts de pied se tassent à l'avant des chaussures, les ongles écrabouillés. Les herbes folles n'offrent que des prises glissantes et mesquines. Je m'arrête et me retourne plusieurs fois, face à la pente, pour m’étirer les mollets. On était mieux là-haut. Je me promets mentalement de ne plus jamais faire cette descente de malheur, c'est un supplice qui n'en vaut pas la peine.
La Colmiane se fait attendre. Le temps a perdu de sa progression linéaire, c'est une quantité que je n'évalue plus et qui défile sur ma montre de manière abstraite. On y arrivera bien un jour. Le plus tôt serait le mieux car le dernier ravito est dissous quelque part entre ma langue râpeuse et mon estomac circonspect. Certains organisateurs nous font malgré eux des petits blagues : le ravito est à 900m à peine, courage. 1km plus loin il est à 2km. 2km plus loin il n'est plus très loin… le ravito s'éloigne à mesure que nous avançons.
Eurêka, l’oasis. Je fais le plein d'énergie à la Colmiane et repars dans une forme (quasi) olympique. Je cours dans la petite descente, monte au pas cadencé vers le col du Varaire (1710m). Je suis seul. Des voix dans la forêt, plusieurs fois, mais il n'y a personne. Dans ma tête ? Non plus. Personne à part moi. Puis de nouveau au dessus de ma tête: c’est un binôme qui bavarde en parapente.
Presque 9h de course. Je suis tout en haut, il n'y a plus que de la descente, c’est géographique. Une dizaine de kilomètres à parcourir. Me vient en tête un objectif : moins de 10h. C'est possible du 10km/h dans la descente, non ?
Je m'élance à fond les ballons, je suis léger comme un chamois, Kilian Jornet n'a qu'à bien se tenir. Je n'ai plus mal aux jambes, j'ai recouvré des forces supersoniques. C'est une descente roulante, un sentier de terre qui évite les vaches de justesse. Je suis dans mon élément, je vole au dessus des racines, couche les ronces avec mes bâtons, effraye les marmottes sur mon passage. 10, 11, 12 km/h, indique ma montre GPS. Je vais finir ce trail en apothéose.
Sur le bord du chemin, on me dit 3km, ma montre GPS n'a plus de batterie, c'est plus court que ce que je pensais. Moins de 10h ça va le faire, c’est presque dans la poche.
Je n'y crois pas trop mais le chemin remonte à travers des buissons piquants, c'est la crête de Spivol (1320m). C'est joli, ce n'est pas grave il me reste des forces pour avaler cette toute dernière difficulté, après cela c'est la descente finale vers Saint-Martin, et j'en aurai terminé avec la Vésubie.
Dans le village de Venanson, le parcours divague, se perd dans les marches et dans les ruelles, où va-t-on ? Il ne doit rester qu'un kilomètre, Saint-Martin, où êtes-vous (sur l'air de San Francisco de Maxime) ? Il va surgir des arbres d'un instant à l'autre, le coquin. C'est un genre de farce typique d'organisateurs de trails ça, le coup du « je te cache l'arrivée jusqu'au dernier moment », un truc qu'on aime bien se faire entre coureurs des montagnes.
Je continue sur ma lancée, bouche ouverte et grande foulée, je donne tout ce que j'ai, mes dernières forces dans la bataille, celle que j’ai l’intention de gagner.
4km. Pardon, c'est une blague ? Non, il reste 4km et c'est par ici. L'organisateur a du voir la détresse dans mes yeux. Saint-Martin, à l'évidence, n'est pas là. Il ne l'a jamais été. Nous sommes au fin fond d'une vallée oubliée. Je continue, hébété, sur un faux plat en marchant vite, tant pis pour les 10h, de toute façon c'était un objectif ridicule, au moins n'ai-je pas perdu trop de temps dans cette descente, dois-je me consoler.
Ce n'est pas possible, c’est une illusion d’optique. Devant moi, le sentier, notre sentier, il n'y a pas le choix, grimpe dans la forêt. Ce n'est pas la petite butte qui laisse présager de la descente. C'est une ascension à part entière. Une montagne. J'y vais doucement. Mais doucement ça ne suffit pas. Je n'avance plus. Pourtant, je vais très lentement. Je dois m'arrêter. Reprendre. Qu’est-ce qu’il se passe ? Je suis plié en deux, porté par les bâtons plantés dans le sol. Cette montée m'anéantit. Le solide ne passe plus, la boisson à peine. Défaillance majeure. Les traileurs que j'avais doublés dans la descente commencent à me dépasser, m'encouragent. Je titube. On dirait un traileur bourré. Ou un gosse qui apprend à marcher. Je m'assois par terre, tente de reprendre mes esprits. Mes yeux se ferment et me brûlent : du sel sur les rétines. Je me relève. 20m. Je m'assois sur un muret. Que faire ? Pas à pas, j'avance à tâtons comme dans le noir. C'est interminable. Je ne comprends pas comment est-ce possible de n'avoir plus de forces pour seulement marcher ? Vais-je pouvoir aller au bout ? Tout cela est trop long et je suis si fatigué. Si je me recouche je dors.
La route succède au sentier, elle monte aussi, pourquoi étions-nous rendus aussi bas alors que le village était plus haut que notre point d'arrivée final ? Quelle âme sadique se cache derrière ce tracé vicieux ?
Le bruit des bâtons sur le macadam trahit mon rythme saccadé. A bout de forces, je m'assois par terre. On me parle. J'accepte une petite pomme acide que je recrache aussitôt. Mes yeux se ferment tout seul. Était-ce la sorcière de Blanche-Neige ? Saint-Martin apparaît en face, de l'autre côté de la vallée, à travers le feuillage des arbres, narquois. Je repars.
Un organisateur redescend la route à ma rencontre. Est-ce qu'il doit faire venir l'ambulance ? Un autre traileur s'est fait ramasser ici, cette côte en a surpris plus d'un, dit-il. Surpris, ce n'est pas le mot, cette côte m'a vidé, m'a littéralement épuisé. Je n'ai plus rien de vital en moi. Je suis liquéfié. Je suis une flaque qui tient debout, miraculeusement. Ma fille de 16 mois aurait marché les 2 derniers kilomètres plus vite que moi, largement. Je fais confiance à mes nerfs comme le poulet qui continue de courir après s'être fait trancher la tête. Merci mais j'irai au bout, on voit le clocher qui dépasse et je suis attendu.
Les balises rouges indiquent la descente dans la vallée, là où coule la Vésubie. Surtout ne pas trébucher. En bas une fontaine que j'attaque à la gorge. On n’est pas à deux minutes près. Sur le pont, l'eau coule en dessous et je suis de cette matière là.
Je m'accroche à la rambarde pour monter les escaliers. Les ruelles du village comme chemin de croix, l’eau coule dans une rigole au milieu des pavés, je remonte contre le courant. Ces gens inconnus qui me réchauffent, qui me guident vers la place de la mairie, vers la délivrance. Ils sont sympas à encourager aussi la catégorie mort-vivant.
10h52 après le départ, l'arrivée. Je tente de calculer, une heure pour faire les deux derniers kilomètres ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Je suis essoré. Heureux (ou soulagé ?) d'avoir terminé et d'avoir pu échapper à l'abandon qui me pendait au nez. Forcément très déçu de la gestion calamiteuse de ma fin de course. Une leçon : bien étudier le profil du parcours avant le départ. Nota bene : jusqu’aux derniers kilomètres. Une leçon, soyons optimistes, c'est toujours ça de pris.
Dans l'avion du retour, au dessus du Mercantour, je pense à tous ces cycles que j'ai vécus pendant la course: du jouissif, du sublime, du difficile, de la renaissance, du très difficile, un sursaut d'énergie insoupçonné, de l'allégresse, de l'étonnement, de la détresse, de l'impuissance, de l’extrême fatigue, du regret, du soulagement.
Une expérience multiple. Du réalisme presque magique.
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