Récit de la course : Off - LyonSaintéLyon 2003, par Phil
L'auteur : Phil
La course : Off - LyonSaintéLyon
Date : 6/12/2003
Lieu : St étienne (Loire)
Affichage : 3021 vues
Distance : 130km
Objectif : Pas d'objectif
Partager :
30 autres récits :
- Les récits de 2014 (4)
- Les récits de 2013 (9)
- Les récits de 2012 (5)
- Les récits de 2011 (4)
- Les récits de 2010 (4)
- Les récits de 2009 (2)
- Les récits de 2003 (2)
Le récit
Salut,
ça commence par la fin mais c'est un piège, c'est super long, et encore, j'ai pas tout dit. Si vous arrivez au bout, vous aurez plus de mérite que nous. Si vous voulez répondre quelque chose ou poser une question, n'oubliez pas de couper les portions de texte inutiles. Pour le reste, c'est à dire les 5000 mots qui suivent, veuillez m'excuser, j'ai pas relu, c'est mon premier jet.
Bonne lecture si c'est possible.
Phil
Comment dire ? C’était fabuleux… Il est un peu plus de 10 heures du matin, ce dimanche 7 décembre 2003, et je suis à 10 km du but. Avec Steve, nous avons exorcisé les vieux démons, lavé l’affront de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc, il ne reste plus que dix malheureux kilomètres pour boucler cette Lyon-Sainté-Lyon, une course inventée de toutes pièces par Lionel. Comme si le trajet nocturne ne suffisait pas, « Yoyo » a eu l’idée de faire l’aller-retour. Soixante cinq kilomètres fois deux, plus de 3000 m de dénivelé positif total, mais peu importent les chiffres. Ce qui compte, c’est que je vais les boucler, ces cent trente bornes. Enfin… peut-être parce que là je me fais une hypoglycémie terrible qui nous fait ralentir, ralentir… les marcheurs nous doublent et je sens que Steve est requinqué, qu’il a à nouveau du jus, qu’il peut repartir fort et terminer ce retour sur Lyon en moins de onze heures. « Vas-y Steve, tu peux y aller si tu veux, moi je vais mettre cinq heures pour terminer ces dix bornes. » Il reste, n’imaginant pas un instant me laisser là. Je continue à me sentir faible. J’ai le tournis, je me refroidis, mais j’ai une conscience exacte de ce qui est en train de m’arriver. Où il est, ce ravitaillement ?
J’aimerais pouvoir enchaîner en disant quelque chose du genre « et pourtant, tout avait bien commencé… » Et bien pas vraiment. Peu après notre départ à six de Lyon, l’énorme côte de Sainte-Foy-les-Lyon m’explose les chevilles. Ils courent tous comme des gazelles et moi je brûle le bitume avec le bas de mes deux tibias en feu. La côte est raide et je n’ai pas l’habitude de commencer par des côtes. Je n’ai pas trop l’habitude des côtes tout court, d’ailleurs. Frédéric semble comprendre que quelque chose ne va pas mais on se connaît très peu et il risque de prendre mon silence pour de la mauvaise humeur. Je peste et je vois les collègues me larguer dès les premiers kilomètres.
Nous sommes partis à six de Lyon, à 11 h 15 du matin, samedi 6 décembre. Mis à part Frédéric (Whecler), venu faire le trajet Lyon-Sainté parce qu’il n’était pas disponible pour la Grande Course nocturne, nous sommes tous des vétérans de l’Ultra-Trail du Mont-Blanc (UTMB), édition 1. D’abord, Michel Poletti, l’organisateur de cet UTMB qui nous empêche si souvent de dormir, qui nous tire un sourire lorsqu’on pense aux ascensions magiques du col de La Seigne, Michel est des nôtres. Il s’est bien fait prier un peu pour venir mais nous le sentions faillible, tenté par cette petite virée un poil dingue mais surtout très amicale. Michel, c’est la grande classe. Il a terminé 17e de sa propre course, tout en continuant à en suivre le bon déroulement. Autant dire que notre aller-retour ne sera pour lui qu’une balade de santé. Surtout l’aller.
Ensuite Yoyo, Lionel Planes, celui qui a eu « l’idée » de découvrir la course en plein jour. C’est aussi lui qui a inventé la Course de Tous les Ultras et l’on peut aisément le soupçonner d’avoir voulu faire exploser le compteur avec cinq fois 130 km en plus. Yoyo, c’est le méditerranéen, qui parle beaucoup, certes, mais qui agit aussi beaucoup. Voilà pourquoi il s’entend à merveille avec Martin Micol, baptisé un jour Nitram Locim par son père et son oncle anticléricaux. Avec Martin, on a toujours l’impression que tout va pour le mieux. Il a terminé l’UTMB avec Yoyo au terme de 36 heures réellement épiques.
Puis Steve Sulaski, l’Américain de descendance hongroise. Venu de Chicago voilà presque vingt ans, il a fait sa vie en France et apporte sa « cool attitude ». Steve, comme moi, peut passer de longs moments sans parler. Comme moi, il peut se lâcher et ne plus s’arrêter. Steve est généreux dans l’effort, et même parfois un peu trop. Pendant l’UTMB, nous avons passé les trois premières heures de la nuit à tenter de rattraper les barrières horaires (voir UFO Mag n°4 de septembre 2003), jusqu’à ce que je lâche le morceau au Refuge Elena. Nous avons fait le trajet de Paris ensemble et je sais que pour lui, qui s’est arrêté au km 110 de l’UTMB, cet aller-retour a un petit goût de revanche. Il nous permettra à la fois de voir si nous sommes capables de boucler une telle distance – son record perso – et de nous apporter un certain réconfort psychologique, de longs mois avec ce Tour du Mont-Blanc.
Alors que j’entre dans ma pire galère depuis le début de ce Lyon-SaintéLyon, je repense à mes compagnons de route. Il ne me reste plus que dix kilomètres et je sais que plusieurs de mes ultras se sont terminés par des « dix kilomètres » très pénibles. Incapable d’accélérer la cadence, je repense à ce moment, c’était hier, voilà près de 24 heures, en haut de la côte de Sainte-Foy, où nous marquons une pause salvatrice. Mes chevilles reprennent une température normale, s’assouplissent à nouveau, et je peux repartir au rythme de mes compagnons, qui commençaient à s’inquiéter pour moi.
Nous avons parcouru six kilomètres en 50 mn. Les prévisions de Yoyo sont exactes à la seconde près. Martin, dont on n’arrête plus le débit, lui donne très vite le surnom de Pentium et repart sur des blagues qui vont finir par me filer des points de côté si je n’y prends garde.
Un peu avant deux heures, très exactement après 2 h 35 mn de course, nous arrivons à Soucieu. Nous tenons à la fois les plans de Yoyo et une petite moyenne d’un peu plus de 7 km/h. Nous avons droit ici à notre premier ravitaillement. Fidèles au poste, Catherine, la femme de Michel, et mes parents assurent à la fois le ravitaillement alimentaire et psychologique. Nous remplissons nos gourdes et lorsque Catherine sort les mêmes petits pains qu’à l’UTMB, forcément, ça fait quelque chose. Nous flânons un petit quart d’heure et repartons, avec un Martin plus déchaîné que jamais. Yoyo me dira qu’il est capable de tenir 36 heures comme ça. Le phénomène est en route, et il commence à peine à nous étonner.
La foulée reste légère pour nous tous et je garde à l’esprit les 110 km qu’il nous reste à faire. Nous courons en groupe, parfois devant, parfois derrière. Même Michel semble à l’aise à basse vitesse, pas ennuyé, tranquille, d’une sérénité impériale et tout aussi heureux que moi de se laisser guider en se contentant de courir. Yoyo nous donne force détails sur les portions à venir. Frédéric roule tranquille, habitué qu’il est aux longues sorties. Martin parle. Steve apprécie les paysages champêtres qui lui tireront un « c’est beau la France ! » venant du fond du cœur.
A la sortie de Saint-Genoux, alors que les premières portions réellement boisées arrivent, nous retrouvons Pascal (David), photographe et coureur d’ultra, qui s’est garé à Saint-Christo, à 20 km de là. Nous courons depuis quatre heures et arriverons bientôt à mi-chemin.
Où nous sommes, c’est le brouillard, plus ou moins dense selon les portions. L’orientation n’est pas toujours aisée. Nous nous aidons parfois des marquages de la course mais ils sont conçus pour le sens Sainté-Lyon, ce qui change pas mal de choses. Pascal nous redonne l’espoir de voir un beau soleil en nous annonçant que Sainte-Catherine est inondée de lumière. Je crois que nous imaginons tous très bien, à ce moment là, à quoi peut ressembler la campagne des Monts du Lyonnais sous un soleil frisant de fin de journée. Il est bientôt quatre heures et un somptueux coucher de soleil nous est promis.
Nous passons le bois d’Arfeuille, peut-être la partie la moins agréable et en tout cas la plus fraîche pour les pieds. Difficile d’échapper au ruisseau qui inonde le sentier, ça glisse et je pense déjà au retour. De belles gamelles nous sont promises si nous n’y faisons pas attention. Je me dis à ce moment que mon idée de mettre les chaussures de route à l’aller et de trail au retour n’est pas forcément mauvaise.
Quelque part sur cette portion, Yoyo, toujours prompt à taper la causette, essaiera d’expliquer à un agriculteur que nous courions l’aller retour entre Lyon et Saint-Etienne. Il sourit, hoche la tête avec une petite phrase : « Oui, oui, oui, c’est ça. » Notre guide en déduira plus tard que le coureur d’ultra n’est pas persuasif…
La fin du jour approche peu à peu. Nous prenons de l’altitude et peu à peu nous passons au dessus des nuages, à près de 700 m d’altitude. Comme prévu, la lumière est fantastique. Non, pas comme prévu. La lumière est onirique. De l’arrière, je vois mes compagnons trotter vers la lumière en ombres chinoises ; un mince liseret de lumière découpe leur silhouette ; ils semblent se fondre peu à peu dans un mélange de rayons solaires et de verdure. Ce quart d’heure, ou peut-être cette demi-heure est sans conteste la plus représentative de ce que nous avons vécu durant notre long footing. Nous avons tous les yeux écarquillés. Nous faisons le plein d’images, de sensations, de senteurs. Nos jambes nous portent à petites foulées prudentes. Tout va bien.
A Sainte-Catherine, nous retrouvons nos accompagnateurs et c’est notre dernière grosse pause avant Saint-Christo, une quinzaine de kilomètres plus loin. Au moment de reprendre la route, nous comptons environ une heure de retard sur l’horaire prévu. Sans stress, nous nous enfonçons dans la nuit et retrouvons le brouillard, diffus au début, puis de plus en plus dense.
Cette portion devait être très boisée mais la difficulté à suivre les balises en sens inverse nous mène sur la route, ce qui n’est pas fait pour me déplaire. Martin mène un train d’enfer. Nous foulons le bitume en file indienne en alternant les positions au gré de nos prises de boisson ou d’aliments divers. Lorsque je me retrouve en dernière place, je ne vois plus Martin, juste Steve ou Frédéric. En accélérant un peu, je le retrouve, la foulée imperturbable et pressée, comme s’il avait un train à prendre. Je me sens bien à cette allure mais je me persuade, au fil des kilomètres, que je n’arriverai sûrement pas à terminer à cette cadence. L’idée fait son chemin…
« Ça sent l’écurie » Peu avant Saint-Christo, Michel remarque que Pascal a des fourmis dans les jambes. Il est bientôt arrivé à son point de départ, après une vingtaine de kilomètres courus en notre compagnie. Nous le saluons en attendant de le revoir dans quelques heures au coup de feu de la « vraie » course.
Et je me pose toujours beaucoup de questions sur l’allure assurément trop rapide pour moi. J’en parle avec Yoyo qui a l’air d’accord mais qui ne ralentit pas pour autant. Je décide de donner un grand coup de frein alors que nous entamons la descente vers Saint-Etienne. Depuis ce matin, une douleur sourde à la hanche droite semble gagner du terrain. Comme d’habitude, je gère la douleur en essayant de conserver ma foulée naturelle. Mais plus le temps passe, plus les descentes se font violentes, plus je dois compenser. J’essaie de ne pas boiter, je ne pense qu’à rester dans un pas de course bien symétrique. Rien n’y fait, ça fait mal.
A mesure que nous approchons de Saint-Etienne, les derniers chemins se transforment en route. Je ne pense qu’à terminer cette première étape et me refaire une santé, m’étirer, dormir un peu, et repartir à fond. Pour la deuxième fois de la journée, je me retrouve loin de mes compagnons, qui prennent quelques dizaines de mètres, puis m’attendent et se relaient à mon chevet. Je marche, le moins possible, je cours, pas vite, et l’arrivée dans la lumière stéphanoise me rassure. Plus que quelques kilomètres à tenir.
Michel vient à mes côtés, s’inquiète, marche devant moi, et surtout comme moi, dans les passages étroits. On discute un peu et j’essaie de faire bonne figure, conscient de l’aide qu’il m’apporte à ce moment. Je ne suis pas en train de vivre un calvaire, loin de là, mais j’ai parfois l’impression que ma hanche va se déboîter. Catherine, la femme de Michel, me suit par moments dans sa voiture. J’aperçois le capot du coin de l’œil en me demandant si cette présence me gêne ou me réconforte. Ne sachant quelle voie choisir, j’opte pour le second choix. Elle ne dit rien. Je ne dis rien. C’est très bien.
Puis c’est au tour de mes parents de se porter à ma hauteur. Je leur dis que je coince un peu et je sens que ma mère souffre avec moi. On ne se refait pas, c’est dans l’ordre des choses, sans doute, mais j’ai bientôt l’impression qu’elle souffre plus que moi. Elle, comme mon père, sont pourtant de parfaits parents pour un coureur d’ultra. La seule chose que ma mère craint, c’est le froid. Quant à mon père, je sens qu’il replace mes souffrances à leur place réelle : une chance de pouvoir choisir où et quand. Tous deux sont fiers, mais pas trop. Tous deux ne me donnent surtout pas le sentiment que l’ultra est un sport de barjots. Ça facilite beaucoup de choses.
C’est avec cette conscience de ce que sont mes parents que j’accueille avec un soupir fataliste la proposition de ma mère : « Tu veux qu’on t’emmène ? » Si je n’avais pas été aussi concentré sur la nécessité de continuer, je me serais tordu de rire. « Ça va pas ?! » Rien à faire, je continue, sans douter un seul instant que j’arriverai triomphant à Lyon le lendemain. Michel se porte à leur hauteur et je crois, sans en être certain, qu’il leur a dit quelque du genre : « Il ne va pas s’arrêter. »
Je ne vais pas m’arrêter à moins de deux kilomètres du but, c’est certain !
A 21 h 15, nous arrivons au gymnase de Saint-Etienne un peu crottés et un peu fiers aussi. L’animateur de la SaintéLyon nous accueille chaleureusement. Martin, qui a toujours le plein de salive, lui raconte un peu cette première partie de périple. C’est ensuite à mon tour de dire deux mots. Un peu étonné de me retrouver à la place de l’interviewé, j’ai plein de questions à poser moi aussi et la première c’est « où sont les toilettes ? » Trop de monde à cette heure, on va attendre un peu…
L’épisode du gymnase est l’occasion de causer un peu entre nous et de retrouver joyeusement quelques membres de la confrérie UFO, « entisheurtés » ou pas. On cause pas mal, tout en faisant un état des lieux. Pour ma part, je me sens bien, ma hanche ne me fait pas mal du tout en marchant et j’ai juste mes deux petites ampoules habituelles à l’intérieur du talon. La question de repartir ne se pose pour aucun d’entre nous. L’heure approche à coups de Bolinos. Le gymnase se remplit à craquer. J’aime le décalage entre notre journée de course et cette ambiance grouillante.
Quand minuit s’apprête à sonner, je sors avec Steve. Nous avons déjà perdu les autres et de toute façon, le jeu consiste désormais à courir à son rythme. Michel et Martin vont tenter un négative split. Le premier est en pleine forme, à peine entamé. Martin, quant à lui, se plaint de douleurs aux mollets. Je le soupçonne d’en rajouter pour se délester de l’impression de facilité qu’il a montrée jusqu’alors. Il veut redevenir normal et souffrir comme tout le monde, sans pression !
Dès la sortie du gymnase, nous sommes happés par le froid. L’envie de m’asseoir dans une voiture chauffée et d’attendre le petit matin en dormant m’étreint une demi seconde. Etrange sensation, étrange envie d’abandonner alors que je suis gonflé à bloc. J’oublie très vite et déjà, la présence de Steve me motive. « On a fait la moitié du chemin. Nous sommes arrivés à Courmayeur ! »(1) Lors de l’UTMB, nous avons fait connaissance à ce moment critique. Après être arrivés en même temps dans la ville Italienne, nous avons géré nos quelques dizaines de minutes à notre façon puis nous sommes retrouvés, nuit tombante, au départ vers Champex.
A quelques milliers de participants près, ce départ nocturne vers Lyon nous replace exactement dans les mêmes conditions qu’il y a un peu plus de trois mois.
Le départ est donné. Des milliers de chaussures s’emparent de la large avenue qui nous fait traverser une zone industrielle bien éclairée. Nous courons à peine plus vite que les marcheurs et ma hanche me laisse tranquille. Je suis décidé à laisser partir quiconque souhaitera aller plus vite que moi. Après quelques kilomètres, nous retrouvons Yoyo. Je jubile rien qu’à l’idée de penser qu’on puisse terminer ce retour à trois, avec l’un des 67 finishers de l’UTMB. Malheureusement, Yoyo n’a pas le moral. Il court à côté des marcheurs et ça ne lui plaît pas. Il broie du noir. Il parle déjà d’arrêter pour ce qui me semble la meilleure raison d’abandonner, ou en tout cas la meilleure qu’il m’eut été donnée d’entendre : son foyer lui manque, il ne sait pas vraiment pourquoi il est là, il veut rentrer.
Je suis gonflé à bloc, capable de motiver un bataillon de dépressifs, mais je ne cherche pas un instant à le convaincre de continuer. Son choix est bon et je sais qu’il n’aura aucun regret. Malgré tout, j’aimerais qu’il change d’avis. Mais non, il râle pas mal et bientôt, son désir mental d’abandonner se traduit par une douleur bien réelle au coup de pied. Yoyo va expérimenter les joies de la tendinite du coureur d’ultra dont je pourrais parler pendant des heures. Elle m’a fait lâcher prise à l’UTMB et lors de mon premier 24 heures…
Steve est bien. Steve est en grande forme. Ça se voit. Bientôt, il nous annonce qu’il va accélérer un peu. Nous lui souhaitons bon courage et continuons notre chemin avec une stratégie pleine de bon sens imaginée par le schtroumpf grognon : on court sur les portions de bitume à faible dénivelé, on marche partout ailleurs. Nous avançons à deux dans la nuit, marchant beaucoup, courant le plus possible. Plus Yoyo me dit qu’il veut abandonner, plus j’ai envie d’aller au bout. Dans le même temps, je prends beaucoup de plaisir à courir avec lui.
Quelques kilomètres après qu’il nous ait lâché, Steve réapparaît. Il a un peu présumé de ses forces et s’est ravisé. Nous grimpons en cadence, passons Sorbiers, puis Saint-Christo, puis arrivons à l’Hôpital. A chaque point de ravitaillement, Yoyo demande à se faire rapatrier. Il tente même le stop à Saint-Christo mais sans succès. Nous restons donc tous les trois ensemble jusqu’à Sainte-Catherine.
Quand je n’ai rien d’autre à faire qu’à courir, je me déconnecte ou je regarde les autres coureurs. Devant moi, une petite bonne femme trottine sans discontinuer, évite les flaques avec grâce, et son rythme est apaisant. Je dois dire que j’ai une grande admiration pour les demoiselles et les dames coureuses d’ultra. Je suis toujours impressionné par la légèreté de leur foulée, par leur régularité. Je suis de près cet exemplaire rare et j’ai l’impression de découvrir quelques secrets. Je cherche d’abord à comprendre comment elle fait pour si bien anticiper les mares de boue dans ce brouillard dense. Je remarque qu’elle tient sa lampe à la main et me tape la tête, idiot que je suis, avant de prendre ma frontale à la main. Je partage ma découverte, tout fier avec Steve, puis Yoyo, et même Martin au téléphone, mais leur enthousiasme fait peur à voir. Pour ma part, je terminerai la nuit avec la frontale à la main, avec une petite déception ne n’avoir pu plus longtemps me caler sur le rythme de la dame.
Steve parle peu. Je n’interprète pas ça comme un très bon signe. La douleur de Yoyo se fait de plus en plus insistante, jusqu’à devenir insupportable à Sainte-Catherine, là où de toute façon il a décidé de s’arrêter. Quelques jours après, il poussera un « eurêka ! », pensant avoir saisi la substance de la tendinite du coureur d’ultra : « Une blessure qui te permet de déculpabiliser sur un abandon, qui est assez douloureuse pendant deux jours pour te faire ‘souffrir’ physiquement. Donc, tu n’as pas le temps de souffrir moralement, et quand tu as digéré l'échec, la blessure disparaît et… ça repart ! »
Nous arrivons à Sainte-Catherine, km 30 ou 95, à 4 h 45 du matin. Une petite moyenne de 6,5 km nous promet une belle arrivée en fin de matinée. En rentrant dans le réfectoire, une sorte de salle de théâtre, le tableau est digne des meilleurs hôpitaux de campagne. J’avais souvent lu des comptes rendus de course décrivant cette atmosphère particulière dans jamais avoir réellement vu de quoi il s’agissait. Tout le monde semble abattu, certains regards vides donnent à penser que la première partie de course a été terrible pour certains aventuriers. Je retrouve également Thierry Praom, venu pour accumuler des kilomètres en faveur de l’association qu’il soutient, « Enfants du Mékong ». Il s’est foulé la cheville.
Pour Yoyo, c’est décidé, la fin est là. Pour moi, c’est décidé aussi, la fin est là-bas. Je ne peux m’empêcher cependant d’être admiratif, sans vraiment comprendre pourquoi, sur sa façon de gérer ce moment. Peut-être suis-je tout simplement content pour lui qu’il ait apprécié la première partie du voyage et qu’il ne soit pas trop déçu de la seconde.
Je suis prêt à repartir assez rapidement mais Steve n’a pas la frite. Il nous donne une idée de sa météo intérieure : vertiges et fatigue, le tout semblant lui suggérer une féroce envie d’abandonner. N’ayant pas pour habitude de forcer les gens à se flinguer, je lui pose deux ou trois questions, histoire de voir s’il a juste besoin de se remonter ou s’il est vraiment cuit. Très vite, je m’aperçois qu’il fait juste une petite hypoglycémie et qu’il est peut-être aussi un peu affecté par l’arrêt de Yoyo. Dans cet état, mon pote yankee est bon pour enquiller le dernier quart de notre périple. Je décide de le ramener à la vie progressivement à coup de soupes, de café, de gel énergétique et de paroles rassurantes. Nous prenons notre temps, restons à discuter tous les trois et progressivement l’œil de Steve reprend de l’éclat. Il doute encore, il n’est pas certain de pouvoir repartir et Yoyo finit de le rassurer en lui décrivant mètre par mètre le parcours qu’il reste à faire. En résumé : « Cinq kilomètres jusqu’au bois d’Arfeuille, dernière difficulté du parcours, sept kilomètres avant Saint-Genoux, et après, c’est l’autoroute jusqu’à Lyon. » Cinquante-cinq minutes après être arrivés à Sainte-Catherine, nous repartons parmi les marcheurs.
Nous passons sans problème le cap du bois d’Arfeuille. Nous nous en étions fait une telle montagne que ce passage nous paraît très facile. Pas de gamelle, les pieds évitent les flaques, et le jour se lève, découvrant chez moi une motivation intacte et chez Steve une nouvelle santé de jeune premier. L’arrivée à Saint Genoux, à 29 km de l’arrivée, marque ce que je pense être le commencement d’une chevauchée à haute vitesse. Yoyo nous appelle régulièrement pour nous encourager et nous décrire le chemin qu’il nous reste à faire. Sa précision est hallucinante. Plus tard, avec Steve, nous nous dirons que nous avons appris énormément de chose sur ces 130 km. L’une d’elles, c’est que la connaissance parfaite du terrain est un facteur très puissant de réussite sur les courses de ce type.
J’ai aussi Martin au téléphone, très régulièrement. Il est toujours en course et c’est à chaque fois un bonheur de voir qu’il progresse. C’est un bonheur de voir qu’il est très loin devant. Nous nous encourageons mutuellement. Pour l’heure, il est un peu dans le rouge mais sa voix reste claire. De mon côté, je pète la forme et depuis quelques kilomètres, nous avons décidé que plus personne ne nous doublerait. C’était sans compter sur mon amie la Fatalité.
La Fatalité s’abat sur vous sans que vous l’ayez cherché. Si vous ne la reconnaissez pas tout de suite, vous avez l’impression d’une immense injustice, de celles qui peuvent vous faire hurler à la mort les nuits de pleine lune. Si par contre vous en faites votre ami, vous n’avez qu’à vous contenter de courber l’échine et attendre que ça passe. Pour ma troisième course de plus de vingt heures, je m’offre une troisième tendinite… du coureur d’ultra. Bien que j’aie appris à la dompter quelques semaines auparavant aux 100 km de Saint-Estève (voir le portfolio dans UFO Mag n°6 daté de novembre, p. 4 et suivantes), elle nous ralentit considérablement. Comme les bonnes choses arrivent toujours par wagons, je n’ai plus rien à me mettre sous la dent et le prochain ravitaillement est encore loin.
Madame la Fatalité, me voici ! Je me vois sombrer douceureusement dans une belle hypoglycémie qui se mue tranquillement en légère hypothermie. En clair, je n’ai plus de jus, j’ai froid et j’ai mal aux pieds. Depuis quelques heures, nous doublions de nombreux marcheurs en les saluant et en nous doutant du côté un peu surprenant de notre foulée de coureurs. Désormais, ils nous doublent à leur tour car je suis au taquet à deux kilomètres par heure.
J’y suis, dans ces fameux dix derniers kilomètres, et mon état d’esprit est assez particulier. Je repense depuis trois mois à Martin me racontant son UTMB et disant quelque chose du genre : « J’aurais terminé quoi qu’il arrive, même sur une jambe. » Même état d’esprit pour Yoyo… et maintenant, je suis en train de comprendre moi aussi. Depuis le départ, je me suis jeté dans un état d’esprit que j’aurais jugé suicidaire quelques mois plus tôt : peu importe la manière, je finirai. Avec les dents s’il le faut. Se jeter de cette façon dans l’arène, ne pas se donner la possibilité de revenir en arrière, « savoir », et non pas « penser », qu’on va terminer, tout cela peut sembler suicidaire. Et pourtant, c’est avant tout salutaire. Avec cet état d’esprit en or massif, non seulement on ne perd pas sa lucidité, mais tout devient plus facile. J’ai l’impression que le cerveau tourne à fond pour choisir la bonne solution.
Je suis mort, crevé, vidé.
« Si le ravitaillement suivant n’est pas au prochain virage, je m’étire un peu. » Pas de ravitaillement. Je m’étire, je souffle, j’ai des vertiges, je bois, je sais que je ne peux que remonter la pente, rien ne m’arrêtera. Nous continuons. Steve doit s’ennuyer. Le ravitaillement arrive et j’engouffre deux petites pâtes de fruits tranquillement, en mâchant bien. Je bois également, du Coca. Puis je m’étire. Il ne me reste plus qu’à attendre…
Au fil des minutes, mon corps se réchauffe, je sens l’énergie remonter en moi, je suis fier de montrer à Steve que c’est sans doute reparti. Il est onze heures du matin, plus que sept ou huit kilomètres à parcourir. Je tente de courir mais mon tendon reste douloureux. Je ne suis pas certain de pouvoir allonger la foulée avant que la dernière ligne droite me transcende. Il me faut un truc « psychologique » pour faire passer cette douleur. Je respire, je me laisse dériver légèrement vers un demi-sommeil, et la détente apaise la douleur, mais pas suffisamment. Pris d’une envie soudaine, je m’arrête en disant à mon compagnon de route que ça va « m’enlever du poids » et m’aider à courir vite. « Tu vas voir, Steve, au moment où je repars, la douleur disparaît. » J’ai tellement envie de la faire, cette blague, que je repars sans douleur…
Méfiant et tout étonné dans les premiers mètres, je reste prudent. Steve se dit à ce moment-là que je pars peut-être d’un peu loin, mais la cadence s’accélère, je me sens de mieux en mieux. Après 21 heures de course, la machine répond à nouveau à mes sollicitations, nous doublons de nombreux marcheurs. J’ai peur que la montée de Sainte-Foy ne coupe mon élan donc j’allonge le pas. Steve tient la grande forme donc je n’ai pas à me soucier de ma vitesse, je fonce à 8 ou 9 km/h dès le plat revenu. Dans la descente vers les quais, nous allons encore plus vite. C’est l’euphorie. Non seulement nous allons terminer, mais en courant.
Pendant les derniers hectomètres, une question me taraude. Il faut à tout prix terminer en courant mais avec tous ces marcheurs, on va certainement en doubler un dans la dernière ligne droite. Pas très sportif… Comment faire ? Je nous imagine doublant l’un d’eux dans les 100 derniers mètres et attendant qu’il passe la ligne avant nous. Ce serait beau, plein de panache, mais s’il se met à accélérer ? Bref, pas simple d’avoir une conscience…
Mes parents nous attendent au bout de la ligne droite. Je suis content content content. On court, et comme à chaque fois dans ce genre de moment, je repense à la pub Royal Canin sur fond de musique du Professionnel. Je me vois au ralenti, nous courons sur le trottoir le long des lampadaires, et je me tourne vers Steve sans me méfier. Je lui donne une tape sur l’épaule : « Ça y est, Steve, on y est arri… » Un « chponk ! » sonore m’interrompt en plein milieu de ma phrase. Le poteau n’a pas cédé, moi non plus. Je me suis tant marré devant des scènes similaires que j’aurais mauvaise grâce à râler, pour une fois (deux, en fait) que ça m’arrive. J’ai le genou et la tempe gauche un peu emboutis et malgré la générosité qui j’y ai mis, Steve ne rigole pas, mes parents non plus, qui ont vu la scène au loin. Quant à moi, je suis bien réveillé pour passer la ligne d’arrivée. J’ai hérité de mon père une bonne tête de Breton bien dure.
Nous arrivons à hauteur d’un marcheur à qui nous proposons de finir les derniers mètres en courant en notre compagnie. Il accepte de bon cœur, visiblement touché par cette attention. Depuis minuit, nous nous sommes fondus dans l’anonymat mais je ne résiste pas au plaisir de lui dire qu’on vient de boucler l’aller-retour. « Ah, c’est vous ! » Il nous félicite chaleureusement, de même que les bénévoles qui étaient en train de dégonfler l’arche d’arrivée. L’un d’eux nous remet une petite coupure de presse qui parle de nous et plus tard, Michel Sorine, l’organisateur, nous remettra une petite coupe. Pas de flonflons, juste un petit geste discret, c’est parfait. La Lyon-SaintéLyon se termine dans un gymnase vide, à midi pétantes, dans un anonymat qui me permet de savourer pleinement ce moment là.
Aucun commentaire
Il faut être connecté pour pouvoir poster un message.