Récit de la course : Sur les Traces des Ducs de Savoie 2013, par Jacques42

L'auteur : Jacques42

La course : Sur les Traces des Ducs de Savoie

Date : 28/8/2013

Lieu : Courmayeur (Italie)

Affichage : 1281 vues

Distance : 119km

Objectif : Terminer

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Comment j’ai perdu la Trace des Ducs de Savoie

Pour l’avoir pris l’an dernier sur la CCC, je connais déjà le chemin de Chamonix vers la ligne de départ. Cela commence par le Tunnel du Mont-Blanc. Ensuite, Courmayeur et sa patinoire. Je me trouve un fauteuil dans les gradins pour me préparer. J’ai bien dormi, aucune appréhension, je suis bien. Puis vers 06h00, direction la ligne de départ où je dépose mes sacs. Le jour se lève, le ciel est dégagé. Tout est parfait. Le speaker italien n’a pas changé, son style est toujours aussi enflammé. La directrice de course nous dit que la TDS est la course la plus sauvage de l’UTMB. Puis elle devient rassurante, la météo devrait être favorable. Tout cela se vérifiera : ce sera une course sauvage, mais par beau temps. Le décompte est lancé et nous (1526 coureurs) sommes enfin libérés de plusieurs mois de préparation. Les deux premiers kilomètres sont parfaits pour une mise en jambe : un petit tour dans les ruelles de Courmayeur et une descente vers la vallée. Passé cet échauffement, commence la première difficulté, l’ascension vers la Maison Veille au Col Checrouit.

Le sentier large sillonne au milieu des pistes de ski. La pente n’est pas particulièrement raide. C’est idéal pour commencer la journée. Le soleil pointe derrière les sommets. Les paysages sont grandioses. J’atteins le premier ravito en 1h24. Je ne m’arrête que pour avaler une soupe, j’ai assez d’eau et de vivres pour rejoindre le prochain ravitaillement. Toujours ça de gagné. Car je dois aller le plus vite possible à Bourg St-Maurice pour préserver mes chances. Ne pas perdre trop de temps aux ravitos, comme je l’avais fait l’an dernier sur la CCC est capital.

 

Le sentier vers l’arrête Mt-Favre est un mono trace, c’est à dire qu’il n’y a pas de place pour deux. Déjà que pour un, c’est limite. Dès les premiers mètres, des bouchons se forment. Il y a toujours un ou deux petit malin qui tente de doubler par les côtés. Ce doivent être les mêmes qui prennent la bande d’arrêt d’urgence dans les bouchons. Les tricheurs ne vont tout de même pas très loin, arrêtés par le grondement de la colonie. Un Français s’offusque de voir deux Hollandais tenter de resquiller en leur faisant remarquer que dans leur pays, ils respectent les règles. Les deux Hollandais baissent la tête un peu gênés et regagnent le sentier sans broncher. Tout rentre dans l’ordre. La pente se raidit et il faut déjà forcer sur les cuisses et les bâtons. Mais le monotrace ne présente pas d’autre difficulté que sa pente sèche. Sur la droite, vue imprenable sur le Mont-Blanc et les Grandes Jorasses. La fin de l’ascension est rude mais lorsque j’atteins l’arrête en 2h37, j’ai mine de rien déjà gravi 1300m des 7250m de D+ de la course.

La descente vers le Lac Combal est courte et facile. Elle permet de courir un peu et de soulager les biceps qui ont fait la majorité du travail depuis le début. Dans la descente, nous entrons en conflit avec un troupeau de vache qui traverse la route. Certaines vaches sont un peu nerveuses de voir un autre troupeau leur griller la priorité. Je ne suis pas particulièrement rassuré de couper la route à ces bestioles qui courent autour de nous, certaines dans tous les sens. Enfin, sur un petit plateau, nous atteignons le petit Lac Combal, juste avant le deuxième ravito de la journée. Le panorama est absolument splendide. Je ne sais pas ce que sera la suite des évènements, mais je me dis que voir ce spectacle naturel valait bien le déplacement. Je pointe au ravito en 3h22, ce qui était à peu près prévu. Je mets 1,5L d’eau dans ma poche de chameau (vous m’avez compris), remplis un bidon de coca et repars vers le prochain obstacle, le Col Chavannes. L’ascension est d’abord douce puis le pourcentage augmente graduellement. Les derniers 500m sont éprouvants. Je suis dans le rouge, arcbouté au sentier. Niveau cardio je suis au maximum, ce qui est assez rare malgré tout sur une longue course. Mais il n’y a pas moyen de s’économiser ici. L’ascension semble interminable. Je ne veux pas trop non plus m’épuiser car sitôt le col franchi, j’aurai une magnifique descente très roulante d’une dizaine de kilomètres dans laquelle je veux lâcher les chevaux.

Je franchi ce col, point culminant de la course en 4h42. Au sommet, je prends quelques instants pour observer le Mont-Blanc 2200m plus haut. Je range mes bâtons et attaque la descente. C’est ici que je dois aller vite. Le sentier est tel que je l’imaginais : large, régulier et en pente douce. Un terrain idéal pour courir. Je pense avancer entre 11 et 12 km/h de moyenne. Je double quelques dizaines de coureurs. Le bas de la descente est plus technique : c’est une tourbière dans laquelle je m’enfonce jusqu’aux chevilles. Impossible d’éviter la traversée de ce marécage. Parfois, je suis à la limite d’y laisser une chaussure. Enfin, j’attends un petit pont qui enjambe un ruisseau aux reflets bleu pastel.

 

L’endroit est charmant. J’en profite pour aller m’y rincer le visage. Un petit peu d’eau pour rafraîchir les jambes et je repars vers le Col du Petit St-Bernard. En légère montée, cette portion est assez facile jusqu’au lac Verney. Mais il y a une dernière petite butte à gravir, sur 400m environ. Là encore, le pourcentage est élevé. Je progresse doucement sur le monotrace au milieu d’une végétation dense. Je brûle ici quelques kWh que je n’avais pas budgété. Et derrière il y aura la descente vers Bourg St-Maurice dans laquelle je veux dérouler. Je franchi le Col à 14h25 et par la même occasion, la frontière française. Sur un muret est peint un drapeau savoyard avec l’inscription “Savoie Libre”. J’ignorais jusque là l’existence de velléités indépendantistes en Savoie.

 

La température est un peu fraiche là-haut. 8 degrés, avec le vent et son comparse le facteur éolien, on doit être proche de 2 ou 3. La descente n’est pas aussi roulante que la précédente mais certaines portions permettent de se dégourdir les jambes. J’en profite et file vers les villages de St-Germain, Séez (à seize heure pile !) puis Bourg St-Maurice. J’ai fait 50km et possède 2h d’avance sur la barrière horaire. Pour la première fois depuis le début de la course, je m’assois quelques instants. Avant de quitter le ravito, passage obligé par un contrôle de matériel. La brigade Poletti veut s’assurer que l’on a tous une veste, un portable et deux lampes frontales. Je présente tout le matériel et reprend la route qui commence par une traversée de la rue principale. 

J’attaque une très longue portion vers le Col de la Forclaz. Dès les premiers mètres, la pente est très raide, sans aucun répit. Je suis rapidement dans le rouge. Je croise des coureurs qui ont abandonné et rentrent vers Bourg St-Maurice. J’en croiserai dans cette seule montée une quinzaine environ. Je continue et m’arrête quelques instants pour reprendre mon souffle et baisser les pulsations. Je peine et dois faire d’autres petites pauses car le sentier, par ailleurs sans difficulté technique ne nous en offre aucune. De temps à autre, je jette un coup d’oeil vers la vallée pour voir Bourg St-Maurice s’éloigner. Enfin, j’atteins le Fort du Truc. Je suis épuisé, retire mon sac à dos et imitant d’autres coureurs, je m’allonge, le long des remparts du fort. Exténué. Je ferme les yeux. Je coupe le moteur qui était en sur-régime. Je respire. Je grignote quelques amandes salées. Après 10 minutes, je me remets en route, ça va mieux. J’ai retrouvé mes esprits pour attaquer la suite vers le Fort de la Platte. C’est toujours aussi difficile. Le jour décline et la température baisse petit à petit. Cette fraîcheur permet de mieux supporter la pente. J’atteins l’autre Fort à 19h39, soit 2h20 d’ascension depuis Bourg St-Maurice. Mais tout va bien. Je n’ai aucune douleur, les muscles tiennent le choc, mon coeur n’a pas lâché dans la montée, pas de bobo. Je refais le plein de ma poche d’eau qui était à sec. Le prochain ravito est encore loin, environ 4 heures. Un troupeau de chèvre regarde le spectacle. Un bénévole s’assure que tout le monde repart avec le plein d’eau et conseille de se couvrir car il fait très froid à la Forclaz, autour de 4 degrés.

 

Il reste encore 800m de dénivelé à gravir pour atteindre le Col de la Forclaz. Cette portion est plus facile. Je me refais une petite santé après l’exercice cardio. La nuit approche et c’est au col que je mettrai la frontale (vous aurez compris ici que le col, c’est de celui de la montagne, sinon, ça sert à rien). Un camp de base s’improvise. Chacun ajuste son équipement pour la nuit qui s’annonce froide. Le spectacle qui nous entoure est impressionnant. Le crépuscule permet encore de distinguer les crêtes des montagnes sur 360 degrés. Au loin, on distingue parfaitement le serpentin des coureurs qui grimpent vers le Passeur de Pralognan. Une fois équipé, je reste ici encore quelques instants pour apprécier ce paysage. Je garderai longtemps en mémoire l’intensité de ces instants de ma course. Car à cette heure, il est 20h15, je suis bien. Tout les voyants sont au vert. Aucune douleur, ampoule, tendinite. Pas de problème gastrique, je m’alimente sans problème. Physiquement, je ne suis pas trop épuisé par les efforts de cette première partie de course. Ma seule crainte est que je ne dispose pas d’une marge très importante sur les barrières. Alors je reprends le chemin qui me mène vers la prochaine étape, un gros morceau, le Passeur. Après une petite descente peu abrupte mais très technique j’aborde la montée. Comme attendu, le pourcentage est très élevé. Il y a aussi beaucoup de rochers. La montée semble interminable. Je n’aime pas beaucoup cette portion. Mais ce n’est rien à côté de la descente qui m’attend. Une fois le sommet atteint, à 22h00, quelques bénévoles donnent des instructions et recommandent la prudence. Ils déconseillent d’utiliser les bâtons, c’est trop raide et trop dangereux. Peu rassuré, je me dirige vers le précipice.

Dans la scène finale de la Mort aux Trousses, Cary Grant se retrouve en haut du Mont Rushmore dans le Dakota du Sud. Cary Grant est effrayé de se jetter la dedans, mais il n’a pas le choix, les gangsters sont à ses trousses. Toutes proportions gardées, je suis un peu comme Cary Grant, sauf que c’est les barrières horaires qui me courent après. 

Du haut, je vois des coureurs accrochés à cette paroi hostile. A mon tour de m’y coller. Je suis crispé. La peur de chuter m’obsède. Il faut dire qu’une chute ici serait obligatoirement douloureuse. J’avance doucement, pas à pas, rocher après rocher. Le sol est glissant, mais moins que les rochers sur lesquels je m’interdis de poser les pieds. Après quelques mètres, une corde permet de se retenir. Je vais m’y rattraper plusieurs fois. La pente est si abrupte que même cette main courante ne suffit pas à progresser sereinement. Les chutes sont nombreuses. Une fois à terre, il y a toujours un coureur pour prêter main forte. La bonne technique consiste à attraper le coureur par le sac à dos. On a une bonne prise et celui que l’on relève peut utiliser ses deux bras pour s'agripper à un rocher. Ce passage est terrible. Je ne suis pas très doué pour ce type de terrain à la limite de l’alpinisme. Un gars derrière moi se lâche : “c’est n’importe quoi !” 

 Après 1000m environ, la pente s’adoucit. Mais le terrain demeure hostile. Un monotrace glissant et tortueux jonché de rochers. C’est très compliqué pour moi. Je tombe régulièrement, tabarouette ! Ma hantise est de tomber du mauvais côté de la pente. Heureusement, je ne me blesse pas. Mais je ne suis pas rassuré. Enfin, à 23h30 j’atteins le ravito du Cormet de Roselend. Je suis un peu émoussé par cette descente technique. Je retrouve le sac de rechange que j’avais déposé à Courmayeur ce matin. Je prends une bonne douche chaude puis me plonge une dizaine de minutes dans un jaccuzzi. (je sais c'est n'importe quoi, mais c’est MON CR et je mets ce que je veux dedans). J’enfile des vêtements propres et secs sur mon corps sale et salé. Entre des airs entrainants d’accordéon (enfin, quand on aime les bals musette), les deux animateurs font des annonces diverses et variées. Nous apprenons qu’un coureur a perdu ses bâtons et qu’il est très contrarié. On le serait à moins ! On nous demande de l’aider à les retrouver. Comme chacun, je regarde, autour de moi pour chercher ses Leki. Puis on nous apprend qu’un autre coureur a perdu son gobelet : “ça fait partie du matériel obligatoire et il sera bien ennuyé ! ” nous dit l’animatrice. J’ai peut être une pierre à la place du coeur, mais cette histoire de gobelet perdu ne m’émeut pas. On ne nous demande pas de chercher le gobelet, c’est déjà ça. Mais ce n’est rien à côté du message que nous offre alors en cadeau l’animateur du Cormet de Roselend :

- il y a un coureur étranger qui retrouve plus sa femme qui fait la course avec lui et il voudrait passer un message pour la retrouver. Je vais donc lui céder le micro et il va lui parler dans sa langue (authentique !)

Autant la perte des bâtons avait un peu plombé l’ambiance, autant le mec qui sait plus où est sa femme, ça à reboosté les animateurs. (Comme les coureurs, les bénévoles, ont aussi des petits coups de moins bien suivi de moments d’euphorie.)

Le gars balance alors une phrase au micro dans une langue que ni moi ni la plupart des gens sous la tente ne comprennent.

Tout ça s’est passé en dix minutes, au Cormet de Roselend, vers minuit moins le quart. C’est pour ça aussi qu’on aime l’UTMB Sourire

 

Je sors de la tente, je grelotte un peu mais je sais qu’en courant un peu, ça ira mieux. Commence la nuit, la vraie. Dans une partie sauvage et isolée de la course avec des passages qui vont se révéler plus difficiles que je ne le pensais. Le Passeur avalé, je me disais que la partie technique était derrière moi. Mais le tracé est toujours compliqué. Je suis mal a l’aise dès que ça descend. C’est glissant, irrégulier et jonché de rochers. Je me crispe, je tombe, je m’épuise. J’ai peur aussi. Car parfois, nous longeons une pente qu’un faux pas pourrait me faire dévaler plus vite même que ne le ferait Kilian Jornet. Ce n’est pas mon truc, c’est tout. Alors je sers les dents (ou autre chose). Mais le sentier ne m’offre pas de répit. Il me fait payer cher mon manque de confiance et plus que tout, mes carences techniques pour gérer ce relief. Autre conséquence, j’avance lentement. Trop lentement. Je me fais doubler sans cesse. Mes appuis manquent d’assurance. J’ai peur de chuter, de me tordre quelque chose. Je ne suis pas rassuré et je suis encore loin du but. Loin de voir le jour se lever. J’arrive au point de contrôle de la Gite à 02h17. L’endroit est très calme. Niveau ambiance, je dirais que c’est l’inverse du Sambadrome de Rio pendant le carnaval.

Je reprends l’ascension. Au moins, quand ça monte je suis plus à l’aise. Mais ici, même en montée, je vais souffrir. Le monotrace est raide, incliné. Je ne suis pas bien, je gamberge. J’ai un sentiment de solitude. La nuit est pourtant belle, le ciel étoilé est magnifique. Mais j’ai hâte que le jour se lève. En plein jour, cela serait plus facile. Jamais content. Je tombe encore et encore. C’est à ce moment, que je commence à perdre pied. A me décourager, car je n’avance plus. Je pense aux barrières qui vont me manger. J’essaie de rester concentré sur ce sol. Et quand le sentier redescend, je me crispe de plus belle. Mes quadriceps commencent sérieusement à fatiguer. Ils n’ont plus beaucoup d’élasticité. Parfois, ma jambe se raidit et c’est dans le dos ou le genou que j’encaisse brutalement le choc.

 

La descente vers le Col du Joly est pénible. Mes problèmes ne s’arrangent pas, ils empirent. Par expérience, des moments d’euphories surviennent après d’autres difficiles. Mais ça fait bien trois heures que les choses empirent. J’essaie tant bien que mal de rejoindre le ravito et je déciderai là-bas. Juste avant d’arriver, peut-être à 500m du ravito, un coureur qui était derrière moi chute et frappe involontairement ma tête avec son bâton. Manquait plus que ça. Mr Dusse, qui s’appelle en réalité Stéphane s’excuse. Ca va aller, je lui dit que c’est rien du tout. Il se sent un peu coupable et m’attend et m’encourage. Je lui dit de filer, moi je vais arrêter là. Il insiste, me supplie presque de continuer avec lui. Très bon esprit, je le remercie et regrette de ne pas pouvoir faire un bout de chemin en sa compagnie. Mais mais jambes ne peuvent plus. En fait, mes jambes, mon corps et ma tête ont décidé d’un commun accord que j’avais atteint mes limites. Il n’y a pas eu de conflit. Peut-être aurait-il fallu qu’il y en ait eu un ? Je me pose encore la question.

 

J’ai pointé à l’aube, à 06h16 au Col du Joly. Je suis assis sur un banc, je regarde le paysage, le jour qui se lève, les remontées mécaniques. J’attends encore un peu, je fais le point sur la situation. Je suis fatigué par les efforts mais curieusement, je n’ai mal nulle part. Aucun bobo. Je peux encore courir sur le plat ou marcher d’un bon pas en montée. Mais mes quadriceps ont perdu leur élasticité et ne me retiennent plus dans les descentes. Je tombe trop souvent et cela va continuer jusqu’au bout. Il reste environ 2000m de dénivelé négatif. Imaginons une échelle verticale qui descendrait de 2 kilomètres. Où vais-je trouver la force pour la descendre ? Et même en y allant doucement, ce qui est possible. Après un rapide calcul, je serai encore dans les temps pour la barrière des Contamines, mais pas pour celle des Houches. Alors pourquoi prendre des risques ? Et puis je ne cherche pas à me faire violence. Le coeur gros, je décide d’arrêter ici. Sans que je n’ai à le demander, un bénévole s’approche de moi.

- Ça ne va pas Jacques ?

- Non, je ne peux plus.

Il croise ses bras en formant un “X” tout en m’interrogeant du regard.

J’acquiesce d’un signe de la tête

- Va déjà te mettre au fond de la tente, il fait plus chaud là-bas.

J’ai effectivement un peu froid mais ce n’est pas ce qui me fait le plus souffrir. J’accuse le coup. Je suis un loser. J’ai honte. Je me déteste. Voila ce que je me dis à ce moment. C’est la première fois que cela m’arrive. Je pensais que comme les accidents de voiture, ça n’arrivait qu’aux autres. Cette fois je me suis planté. J’ai honte de finir en renonçant. Sans être blessé et alors que je suis encore capable de marcher et même courir.

J’ai le sentiment d’avoir fait tous ces efforts pour rien. Depuis presque 24 heures, je franchis des cols, dévale des pentes. Et toute cette nuit, je me suis battu contre ce sentier glissant et technique. J’ai survécu à la descente du Passeur de Pralognan. J’ai pris sur moi encore, apeuré par le vacarme du torrent en contrebas du passage du Curé. J’ai souvent compté les heures qui me rapprochaient du lever du soleil pour y voir plus clair et avancer plus sereinement. Mais une fois le jour levé, je n’ai plus la force de poursuivre. Comme la chèvre de Monsieur Seguin, j’ai lutté vaillamment toute la nuit dans un combat inégal et au petit matin, je me suis laissé dévorer. Je suis anéanti. Je ne pense qu’à cette nuit difficile que je viens de passer. Le reste s’est effacé de ma mémoire : le départ de Courmayeur, les paysages grandioses du Mont-Blanc et des Grandes Jorasses, les petits lacs, ruisseaux, les fleurs sauvages, la nuit qui tombe au Col de la Forclaz. Je ne pense qu’aux chutes, qu’à ce sentier de haute montagne depuis le Passeur que je n’ai jamais maîtrisé. Je n’ai que des pensées négatives. Les gestes de réconfort des bénévoles n’y changent rien.

On ne me retire pas mon dossard, on désactive la puce. La méthode est élégante.

Dès que 3 autres coureurs abandonneront, un 4x4 nous conduira aux Contamines. Je n’attendrai pas très longtemps. Je suis rejoins par deux Italiens et un Anglais. Ils ne me semblent ni souffrir ni être blessé. Nous discutons de nos sorts. Les Italiens et l’Anglais trouvent comme moi que c’est trop dur, trop technique, trop dangereux de poursuivre. Je suis un peu réconforté. Je ne suis pas un cas isolé. Ça me remonte un peu le moral. C’est idiot, mais c’est comme ça.

Mes parents qui ont lu au réveil que j’avais arrêté la course sont inquiets et m’appellent. Ils craignent qu’il me soit arrivé quelque chose. Je comprends qu’ils sont non seulement soulagés que ce ne soit pas le cas, mais aussi que j’ai décidé de stopper. Ils me répètent que j’ai pris une bonne et sage décision. Eux au moins sont contents. Il ne faut pas non plus être égoïste et leur soulagement apaise un peu ma déception.

Nous arrivons aux Contamines à 08h25. On nous dépose dans le ravito de la course. La prochaine navette part pour Chamonix ... dans 1 heure. F**k ! Sensations très bizarre de se retrouver au milieu de coureurs qui eux continuent. Je reçois même des encouragements. C’est le comble. Mais c’est logique, rien ne me distingue des autres coureurs. Je dis à mes compères que je ne veux pas rester là. Un des Italiens propose qu’on fasse du stop au lieu d’attendre ici. A part une, toutes les voitures s’arrêtent et on nous demande notre destintion. La cinquième est conduite par une puéricultrice qui travaille à Chamonix. Elle nous prend avec le sourire. On a donc attendu environ 2 minutes. Je retiendrai qu’une tenue de trailer avec un dossard est donc un bon truc pour le stop en vallée de Chamonix. Je félicite l’Italien pour sa lumineuse idée (je n’y croyais pas trop, 4 mecs avec des godasses pleines de terre). Je suis le seul à parler français. Je lutte pour tenir la conversation avec notre sympathique chauffeuse pour ne pas faire complètement sauvage. Je dors en pointillé. A chaque virage un peu sec, je me réveille et je reprends la conversation. Elle nous félicite, pour notre exploit. Je lui explique la situation :

- on n’a pas fini la course

- Ah bon ?

- Et bien oui, l’arrivée est à Chamonix et là justement on vient d’abandonner.

- Mais vous avez abandonné tous les 4 ?

- Oui, c’est ça

Elle fait une petite grimace (elle comprends qu’on n’est pas des héros)

- .... bon c’est bien quand même !

- Euh, oui (c’est moi qui fait la grimace)

 

Je vais recevoir pleins de sms me disant que c’est déjà incroyable de faire 85km dans les montagnes, en terrain hostile. Oui mais pour moi, c’est un échec. Point barre. J’ai échoué, j’ai renoncé, j’ai failli. Ce jeudi matin, malgré le soleil, le ciel bleu et les sms de réconfort, n’est pas facile à vivre. Une fois mes affaires récupérées, je quitte Chamonix. Je dirais même que je me sauve. Je pars en Suisse dans le Valais. Me reposer loin de tout ça, dans un spa.

Une fois mes esprits retrouvés, je vais relativiser cet échec. Cet épisode va même être une formidable occasion de remettre certaines choses en place. Paradoxalement, je reste deux semaines après la course, bien plus absorbé par ce que j’ai vécu que lors de l’édition 2012 où j’avais pourtant terminé la CCC.

Je vais finir par entendre les messages de mes amis, de mes proches ou même ceux de Japhy la kikoureuse (merci !) pour prendre un peu de recul et un peu de hauteur. Je vais tomber sur le site de l’UTMB sur une entrevue avec la directrice de la course, Catherine Poletti. Elle explique que les participants à une telle épreuve ne doivent pas repousser leurs limites mais plutôt les explorer. Dans cette perspective, je peux dire que j’ai effectivement la sensation d’avoir pris la meilleure décision. D’avoir effleuré mes limites, sans les dépasser, sans que cela ne se soit mal terminé. Mon corps et ma tête ne faisait qu’un, il n’y a pas eu de conflit entre les deux. D’un commun accord, il ont décidé qu’il fallait se limiter à ces 23heures, 85km, 5600m de D+ et autant de D-. L’an dernier, malgré les difficultés et une bonne fatigue générale à l’arrivée, je n’avais pas eu cette sensation du trop. Cette fois, j’ai la quasi certitude d’avoir touché mes limites. Avec quelques jours de recul, cette sensation est assez agréable. Elle me donne malgré tout l’impression d’avoir d’une certaine façon contrôlé la situation. De ne pas m’être bêtement mis en danger. Je suis en paix avec moi même. Ce résultat est ce que je vaux : je ne vaux pas plus, mais je ne vaux pas moins non plus. Les conditions étaient parfaites. Je n’ai souffert de rien, je n’ai ni ne cherche aucune circonstance atténuante. Je suis allé défier la montagne et pas n’importe laquelle. Je n’ai pas réussi et la montagne était trop forte pour moi. Mais je suis reparti sans me blesser, sur mes deux jambes. Et quelle que fut mon attitude à l’heure d’abandonner, j’aurais dû quitter la course la tête haute. Je me reproche un peu une attitude d’enfant gâté. On dit que l’on apprend plus des échecs que des succès. Cette expérience me le prouve. J’ai appris sur moi-même. Mais cette claque m’a fait du bien. Elle a remis des petites choses en place. 

Il y a eu deux courses. La première, jusqu’au Col de la Forclaz. Le parcours bien que très exigeant n’était pas particulièrement difficile techniquement. Mais ensuite, il y eut d’innombrables portions techniques de haute montagne. Certaines à la limite de l’escalade. Sur ce terrain technique, je n’ai pas su m’y prendre et j’ai laissé beaucoup trop d’énergie. J’étais crispé, parfois tétanisé par la peur de tomber, de mal me réceptionner. Et pour couronner le tout, cela s’est fait de nuit.  Mais au petit matin, il n’était plus possible de continuer. J’ai au moins la satisfaction d’avoir traversé la nuit. D’avoir passé ces obstacles et dans une demi-mesure d’avoir surmonté la peur.

Au final, 33% des coureurs ont abandonné. Une quarantaine de coureurs abandonneront après moi. Ce qui explique mon classement finalement assez flatteur de 1110e sur 1526. Je ne savais même pas que l’on avait un classement en abandonnant.

J’aurais pu me contenter de refaire la CCC. Je l’aurais certainement terminée. Mais je ne regrette pas ce choix. Je ne regrette pas grand chose d’ailleurs. Je n’oublierai pas les moments exceptionnels que j’ai vécu sur cette course. Le meilleur restera le crépuscule au Col de la Forclaz. Je suis resté quelques instants émerveillé devant ce paysage. Et tout ce que j’ai vécu pendant sur cette course, je l’ai vécu avec une extrême intensité. Les espoirs, les craintes, le bonheur de me promener sur ce site exceptionnel, la tristesse de devoir renoncer. J’ai vécu cela avec une passion parfois excessive. Mais je l’ai vécu et en dépit du résultat, je suis heureux de l’avoir vécu.

 (N’empêche que si les Ducs de Savoie avaient compté sur moi pour délimiter leur territoire, Chamonix serait aujourd’hui en Bourgogne.)

 

 

 

 

 

 

10 commentaires

Commentaire de Japhy posté le 10-09-2013 à 22:15:08

Si perdre (cette fois) la Trace du Duc t'a permis de retrouver ta Trace à toi et de mieux te connaître, eh bien, c'était une bien belle aventure qui méritait d'être pleinement vécu, comme tu l'as fait! Ce n'est pas quelques km en moins qui t'enlèveront ça!

Commentaire de Greg136 posté le 10-09-2013 à 22:29:37

Bravo pour cette perf : atteindre le col du Joly, ça n'est pas rien!
Ils sont nombreux ceux qui disent que la TDS est plus difficile que l'UTMB (moins long, mais tellement plus technique)

Commentaire de Matchbox posté le 10-09-2013 à 23:03:38

J'aime beaucoup ton récit plein d'émotion même si la fin n'est pas heureuse.
Pas heureusement mais elle termine quand même bien car tu y auras fait une précieuse rencontre, toi-même.
Et comme rien n'est définitif chez l'homme, l'année prochaine sera tout autre et très bientôt tu relèveras d'autres défis qui te sembles aujourd'hui être au-delà de tes limites.

Commentaire de beurt posté le 10-09-2013 à 23:38:27

Super récit !
Soigné, transparent, avec les touches d'humour adéquates.

Choisir la TDS plutôt que la CCC, c'était aller à la recherche de tes limites plutôt que de rester dans ta zone de confort, c'était un challenge, et c'était donc prendre un risque, mesuré.
Renoncer n'est jamais évident. Mais il vaut mieux décider d'abandonner que d'y être obligé physiquement. Ça montre que tu es resté conscient de tes limites et donc maître de la situation.
Tu as forcément appris sur toi, et de là, tu vas pouvoir rebondir : le prochain coup sera le bon.

En tous cas, chapeau !

Commentaire de Jacques42 posté le 11-09-2013 à 00:59:59

Merci pour vos commentaires positifs et encourageants et vos retours d'expérience sur mon CR (qui part parfois un peu dans tous les sens)

Commentaire de benlacrampe posté le 11-09-2013 à 15:21:05

Un expérience forte pour toi que l'on ressent très bien à te lire.
Merci pour ce récit et pour cette belle philosophie.

Commentaire de Renard Luxo posté le 11-09-2013 à 15:40:48

Formidable ton récit, bourré d'humour et d'émotion aussi, et parfaitement lucide tout comme la décision finalement prise.
Au-delà de la performance sportive et de l'adrénaline, un ultra-trail c'est avant tout la découverte de soi, et des autres aussi, une "mini-vie" concentrée sur quelques dizaines d'heures.
Cette TDS, tu en viendras forcément à bout, dans un an, deux ans ou plus, et la boucle sera ainsi bouclée ! Bon vent.

Commentaire de Jacques42 posté le 11-09-2013 à 15:53:02

Merci !
"une "mini-vie" concentrée sur quelques dizaines d'heures"
ou comment résumer tous les récits en une seule phrase !
Et dire que la plupart des gens qui ne courent pas nous prennent pour des masochistes... S'ils savaient !

Commentaire de franck de Brignais posté le 11-09-2013 à 21:33:57

Merci Jacques pour ton témoignage. Il m'a beaucoup touché à plus d'un titre : nous avons passé l'arête du Mont Favre à 3 minutes d'intervalle, tu as vécu des moments de peur et de joie extrêmes, comme je les ai vécu. La décision que tu as prise a été la plus sage, tu le sais maintenant. Tu as beaucoup appris, comme nous tous, cette nuit là en pleine montagne. Bravo à toi. Prend le temps de récupérer. Au plaisir de te relire.

Commentaire de Jacques42 posté le 11-09-2013 à 22:28:50

Bravo d'avoir terminé cette course, il faut avoir beaucoup de qualités y parvenir. Je ne les ai pas encore toutes, mais ça viendra. Content de voir que mon ressenti de toute cette aventure ait été partagé par d'autres coureurs. Bonne récup' a toi aussi !

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